Barnabé Rudge, Tome II | Page 9

Charles Dickens
voilà le moment d'y aller, je serais tenté de rester plus tard, au risque d'être arrêté en sortant sur mon chemin. Je suis venu vous trouver pour une petite affaire... oui... vous vous en doutez bien. Et vous ne pouvez manquer d'être flatté que j'aie pensé à vous pour cela. Si nous devions un jour être obligés... on ne peut pas répondre de ?a, vous savez... La vie du monde est quelque chose de si incertain...
-- Je crois bien, monsieur Gashford, dit en l'interrompant le bourreau avec un signe de tête plein de gravité; en ai-je assez vu, moi, d'incertitudes en ce qui regarde l'existence de la vie du monde! en ai-je assez vu, de ces chances inattendues comme il en arrive! nom d'une pipe!?
Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoir y suffire, il se remit à fumer sa pipe en regardant les autres.
?Je disais donc, reprit le secrétaire lentement et avec une intention marquée, que nous ne pouvons pas répondre de ce qui arrivera; et, si nous devions un jour être obligés d'avoir recours à la violence, milord (qui a souffert aujourd'hui toutes les impertinences qu'on peut souffrir) a fait choix de vous deux, parce que je vous ai recommandés comme de braves et solides gar?ons, sur lesquels on peut compter, pour vous donner l'agréable commission de punir cet Haredale. Arrangez-vous avec lui, ou ce qui lui appartient, comme vous l'entendrez, pourvu que vous ne lui fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiez pas deux soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis le charpentier. Pillez, br?lez, faites ce que vous voudrez, mais que tout ?a dégringole; rasez-moi la place. Lui et tous ceux qui l'intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés que leurs mères viennent d'exposer sans abri. Vous m'entendez? dit Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mains l'une contre l'autre.
-- Vous comprendre? notre bourgeois! cria Hugh. Vous vous expliquez assez clairement à présent; à la bonne heure, voilà qui s'appelle parler!
-- Je savais que cela vous ferait plaisir, dit Gashford en lui donnant une poignée de main, j'en étais s?r. Allons, bonsoir. Ne vous levez pas, Dennis, je trouverai bien mon chemin tout seul. Ce n'est peut-être pas la dernière fois que je reviendrai vous faire visite, et j'aime mieux aller et venir sans vous déranger. Je trouverai parfaitement bien mon chemin. Bonsoir.?
Et il était parti: il avait fermé la porte derrière lui. Les deux camarades s'entre-regardèrent avec un signe de satisfaction. Dennis, ranimant le feu:
??a m'a l'air, dit-il, de prendre tournure.
-- Oui-da! cria Hugh. ?a me va.
-- J'avais toujours entendu dire que ma?tre Gashford, dit le bourreau, avait de la mémoire et une constance surprenante, qu'il ne savait pas ce que c'était qu'oubli et pardon... Buvons à sa santé.?
Hugh ne se fit pas prier; et, sans verser une goutte du liquide sur le plancher, en manière de libation, ils trinquèrent à la santé du secrétaire, de l'homme selon leur coeur.

CHAPITRE III.
Pendant que les passions les plus perverses des hommes les plus pervers travaillaient ainsi dans l'ombre, et que le manteau de la religion, dont ils se couvraient pour cacher les difformités les plus hideuses, mena?ait de devenir le linceul de tout ce qu'il y avait d'honnête et de paisible dans la société, il y eut une circonstance qui changea la position de deux de nos personnages, dont nous nous sommes séparés depuis longtemps dans le cours de cette histoire, et que nous sommes obligés d'aller retrouver maintenant.
Dans une petite ville de province, en Angleterre, dont les habitants soutenaient leur existence par le travail de leurs mains, à tresser et préparer la paille pour les fabricants de chapeaux et autres articles de toilette et d'ornement de ce genre, vivaient sous un nom supposé, dans une pauvreté obscure, étrangers aux variations, aux plaisirs, aux soucis de ce monde, occupés seulement de gagner, à la sueur de leur front, leur pain quotidien, Barnabé et sa mère. Le pas d'un visiteur n'avait pas franchi le seuil de leur demeure dans les cinq ans qu'ils y avaient passés, depuis qu'ils étaient venus y chercher un asile; et jamais, dans cet intervalle, ils n'avaient renoué connaissance avec le monde auquel ils s'étaient dérobés à cette époque. La triste veuve n'avait pas d'autre pensée que de travailler en paix, et de se sacrifier corps et ame pour son pauvre fils. Si le bonheur avait pu jamais être le partage d'une femme en proie aux chagrins secrets qui la poursuivaient, elle aurait pu se croire heureuse à présent. La tranquillité, la résignation, l'amour dévoué qu'elle portait à un être auquel elle était si nécessaire, formaient le cercle étroit de ses joies tranquilles; et elle ne demandait qu'une chose: c'était de n'en pas voir la fin.
Quant à Barnabé, le temps avait coulé pour lui
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