vie, tout ce qui est une apparence
d'amitie ou d'amour.
XXV
30 juillet. Dimanche.
A midi, par une journee brulante, je quitte Salonique. Samuel vient
avec sa barque, a la derniere heure, me dire adieu sur le paquebot qui
m'emporte.
Il a l'air fort degage et satisfait.--Encore un qui m'oubliera vite!
--Au revoir, effendim, pensia poco de Samuel! (Au revoir, monseigneur!
pense un peu a Samuel!)
XXVI
--En automne, a dit Aziyade, Abeddin-effendi, mon maitre, transportera
a Stamboul son domicile et ses femmes; si par hasard il n'y venait pas,
moi seule j'y viendrais pour toi.
Va pour Stamboul, et je vais l'y attendre. Mais c'est tout a recommencer,
un nouveau genre de vie, dans un nouveau pays, avec de nouveaux
visages, et pour un temps que j'ignore.
XXVII
L'etat-major du Prince-of-Wales execute des effets de mouchoirs tres
reussis, et le pays s'eloigne, baigne dans le soleil. Longtemps on
distingue la tour blanche, ou, la nuit, s'embarquait Aziyade, et cette
campagne pierreuse, ca et la plantee de vieux platanes, si souvent
parcourue dans l'obscurite.
Salonique n'est plus bientot qu'une tache grise qui s'etale sur des
montagnes jaunes et arides, une tache herissee de pointes blanches qui
sont des minarets, et de pointes noires qui sont des cypres.
Et puis la tache grise disparait, pour toujours sans doute, derriere les
hautes terres du cap Kara-Bournou. Quatre grands sommets
mythologiques s'elevent au-dessus de la cote deja lointaine de
Macedoine: Olympe, Athos, Pelion et Ossa!
* * * * *
2
SOLITUDE
I
Constantinople, 3 aout 1876.
Traversee en trois jours et trois etapes: Athos, Dedeagatch, les
Dardanelles.
Nous etions une bande ainsi composee: une belle dame grecque, deux
belles dames juives, un Allemand, un missionnaire americain, sa
femme, et un derviche. Une societe un peu drole! mais nous avons fait
bon menage tout de meme, et beaucoup de musique. La conversation
generale avait eu lieu en latin, ou en grec du temps d'Homere. Il y avait
meme, entre le missionnaire et moi, des apartes en langue
polynesienne.
Depuis trois jours, j'habite, aux frais de Sa Majeste Britannique, un
hotel du quartier de Pera. Mes voisins sont un lord et une aimable lady,
avec laquelle les soirees se passent au piano a jouer tout Beethoven.
J'attends sans impatience le retour de mon bateau, qui se promene
quelque part, dans la mer de Marmara.
II
Samuel m'a suivi comme un ami fidele; j'en ai ete touche. Il a reussi a
se faufiler, lui aussi, a bord d'un paquebot des Messageries, et m'est
arrive ce matin; je l'ai embrasse de bon coeur, heureux de revoir sa
franche et honnete figure, la seule qui me soit sympathique dans cette
grande ville ou je ne connais ame qui vive.
--Voila, dit-il, effendim; j'ai tout laisse, mes amis, mon pays, ma
barque,--et je t'ai suivi.
J'ai eprouve deja que, chez les pauvres gens plus qu'ailleurs, on trouve
de ces devouements absolus et spontanes; je les aime mieux que les
gens polices, decidement: ils n'en ont pas l'egoisme ni les mesquineries.
III
Tous les verbes de Samuel se terminent en ate; tout ce qui fait du bruit
se dit: fate boum (faire boum).
--Si Samuel monte a cheval, dit-il, Samuel fate boum! (Lisez: "Samuel
tombera. ")
Ses reflexions sont subites et incoherentes comme celles des petits
enfants; il est religieux avec naivete et candeur; ses superstitions sont
originales, et ses observances saugrenues. Il n'est jamais si drole que
quand il veut faire l'homme serieux.
IV
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, aout 1876.
Frere aime,
Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses ... te voila parti comme un
petit oiseau sur lequel jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher
petit oiseau, capricieux, blase, battu des vents, jouet des mirages, qui
n'a pas vu encore ou il fallait qu'il reposat sa tete fatiguee, son aile
fremissante.
Mirage a Salonique, mirage ailleurs! Tournoie, tournoie toujours,
jusqu'a ce que, degoute de ce vol inconscient, tu te poses pour la vie sur
quelque jolie branche de fraiche verdure ... Non; tu ne briseras pas tes
ailes, et tu ne tomberas pas dans le gouffre, parce que le Dieu des petits
oiseaux a une fois parle, et qu'il y a des anges qui veillent autour de
cette tete legere et cherie.
C'est donc fini! Tu ne viendras pas cette annee t'asseoir sous les tilleuls!
L'hiver arrivera sans que tu aies foule notre gazon! Pendant cinq annees,
j'ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages, avec la douce, la
charmante pensee que je vous y verrais tous deux. Chaque saison,
chaque ete, c'etait mon bonheur ... Il n'y a plus que toi, et nous ne t'y
verrons pas.
Un beau matin d'aout, je t'ecris de Brightbury, de notre salon de
campagne donnant sur la cour aux tilleuls;
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