Aziyade | Page 8

Pierre Loti
accroupie a l'avant comme une macaque;
le vieil Albanais dormait entre eux deux, courbe sur ses avirons.
Les deux vieux visiteurs rejoignirent leur maitresse, et la barque qui
portait Aziyade s'eloigna sans bruit. Longtemps je suivis des yeux la
forme blanche de la jeune femme, etendue inerte a la place ou je l'avais
quittee, chaude de baisers, et humide de la rosee de la nuit.
Trois heures sonnaient a bord des cuirasses allemands: une lueur
blanche a l'orient profilait le contour sombre des montagnes, dont la
base etait perdue dans l'ombre, dans l'epaisseur de leur propre ombre,
refletee profondement dans l'eau calme. Il etait impossible d'apprecier
encore aucune distance dans l'obscurite projetee par ces montagnes;
seulement les etoiles palissaient.
La fraicheur humide du matin commencait a tomber sur la mer; la rosee
se deposait en gouttelettes serrees sur les planches de la barque de
Samuel; j'etais vetu a peine, les epaules seulement couvertes d'une
chemise d'Albanais en mousseline legere. Je cherchais ma veste doree;
elle etait restee dans la barque d'Aziyade. Un froid mortel glissait le
long de mes bras, et penetrait peu a peu toute ma poitrine. Une heure
encore avant le moment favorable pour rentrer a bord en evitant la
surveillance des hommes de garde! J'essayai de ramer; un sommeil
irresistible engourdissait mes bras. Alors je soulevai avec des
precautions infinies la couverture qui enveloppait Samuel, pour

m'etendre sans l'eveiller a cote de cet ami de hasard.
Et, sans en avoir eu conscience, en moins d'une seconde, nous nous
etions endormis tous deux de ce sommeil accablant contre lequel il n'y
a pas de resistance possible;--et la barque s'en alla en derive.
Une voix rauque et germanique nous eveilla au bout d'une heure; la
voix criait quelque chose en allemand dans le genre de ceci: " Ohe du
canot!"
Nous etions tombes sur les cuirasses allemands, et nous nous
eloignames a force de rames; les fusils des hommes de garde nous
tenaient en joue. Il etait quatre heures; l'aube, incertaine encore,
eclairait la masse blanche de Salonique, les masses noires des navires
de guerre; je rentrai a bord comme un voleur, assez heureux pour etre
inapercu.

XXII
La nuit d'apres (du 28 au 29), je revai que je quittais brusquement
Salonique et Aziyade. Nous voulions courir, Samuel et moi, dans le
sentier du village turc ou elle demeure, pour au moins lui dire adieu;
l'inertie des reves arretait notre course; l'heure passait et la corvette
larguait ses voiles.
--Je t'enverrai de ses cheveux, disait Samuel, toute une longue natte de
ses cheveux bruns.
Et nous cherchions toujours a courir.
Alors, on vint m'eveiller pour le quart; il etait minuit. Le timonier
alluma une bougie dans ma chambre: je vis briller les dorures et les
fleurs de soie de la tapisserie, et m'eveillai tout a fait.
Il plut par torrents cette nuit-la, et je fus trempe.

XXIII
Salonique, 29 juillet.
Je recois ce matin a dix heures cet ordre inattendu: quitter brusquement
ma corvette et Salonique: prendre passage demain sur le paquebot de
Constantinople, et rejoindre le stationnaire anglais le Deerhound, qui se
promene par la-bas, dans les eaux du Bosphore ou du Danube.
Une bande de matelots vient d'envahir ma chambre; ils arrachent les
tentures et confectionnent les malles.
J'habitais, tout au fond du Prince-of-Wales, un reduit blinde confinant
avec la soute aux poudres. J'avais meuble d'une maniere originale ce
caveau, ou ne penetrait pas la lumiere du soleil: sur les murailles de fer,
une epaisse soie rouge a fleurs bizarres; des faiences, des vieilleries
redorees, des armes, brillant sur ce fond sombre.
J'avais passe des heures tristes, dans l'obscurite de cette chambre, ces
heures inevitables du tete-a-tete avec soi-meme, qui sont vouees aux
remords, aux regrets dechirants du passe.

XXIV
J'avais quelques bons camarades sur le Prince-of-Wales; j'etais un peu
l'enfant gate du bord, mais je ne tiens plus a personne, et il m'est
indifferent de les quitter.
Une periode encore de mon existence qui va finir, et Salonique est un
coin de la terre que je ne reverrai plus.
J'ai passe pourtant des heures enivrantes sur l'eau tranquille de cette
grande baie, des nuits que beaucoup d'hommes acheteraient bien cher et
j'aimais presque cette jeune femme, si singulierement delicieuse!
J'oublierai bientot ces nuits tiedes, ou la premiere lueur de l'aube nous
trouvait etendus dans une barque, enivres d'amour, et tout trempes de la

rosee du matin.
Je regrette Samuel aussi, le pauvre Samuel, qui jouait si gratuitement sa
vie pour moi, et qui va pleurer mon depart comme un enfant. C'est ainsi
que je me laisse aller encore et prendre a toutes les affections ardentes,
a tout ce qui y ressemble, quel qu'en soit le mobile interesse ou
tenebreux; j'accepte, en fermant les yeux, tout ce qui peut pour une
heure combler le vide effrayant de la
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