Aziyade | Page 6

Pierre Loti
Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux
te jeter dans la mer avec elle tout de suite; et vous vous laisserez couler
au fond en vous tenant serres tous les deux ... Et moi, ensuite, je
ramenerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.
--Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus; partons tout
de suite, ce sera fini apres.
Aziyade comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou; et
nous nous penchames tous deux sur l'eau.
--Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous
deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez la.
En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.
Cela etait dit en sabir avec une crudite sauvage que le francais ne peut
pas traduire.
..................
Il etait l'heure pour Aziyade de repartir, et, l'instant d'apres, elle nous
quitta.

XVIII
PLUMKETT A LOTI
Londres, juin 1876.
Mon cher Loti,
J'ai une vague souvenance de vous avoir envoye le mois dernier une
lettre sans queue ni tete, ni rime ni raison. Une de ces lettres que le
primesaut vous dicte, ou l'imagination galope, suivie par la plume, qui,
elle, ne fait que trotter, et encore en butant souvent comme une vieille
rossinante de louage.

Ces lettres-la, on ne les a jamais relues avant de les fermer car alors on
ne les aurait point envoyees. Des digressions plus ou moins
pedantesques dont il est inutile de chercher l'a-propos, suivies d'aneries
indignes du Tintamarre. Ensuite, pour le bouquet, un auto-panegyrique
d'individu incompris qui cherche a se faire plaindre, pour recolter des
compliments que vous etes assez bon pour lui envoyer. Conclusion:
tout cela etait bien ridicule.
Et les protestations de devouement!--Oh! pour le coup c'est la que la
vieille rossinante a deux becs prenait le mors aux dents! Vous repondez
a cet article de ma lettre comme eut pu le faire cet ecrivain du XVIe
siecle avant notre ere qui ayant essaye de tout, d'etre un grand roi, un
grand philosophe, un grand architecte, d'avoir six cents femmes, etc.,
en vint a s'ennuyer et a se degouter tellement de toutes ces choses, qu'il
declara sur ses vieux jours, toutes reflexions faites, que tout n'etait que
vanite.
Ce que vous me repondiez la, en style d'Ecclesiaste, je le savais bien; je
suis si bien de votre avis sur tout et meme sur autre chose, que je doute
fort qu'il m'arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme
Pandore avec son brigadier. Nous n'avons absolument rien a nous
apprendre l'un a l'autre, pour ce qui est des choses de l'ordre moral.
--Les confidences, me dites-vous, sont inutiles.
Plus que jamais, je m'incline: j'aime a avoir des vues d'ensemble sur les
personnes et les choses, j'aime a en deviner les grands traits; quant aux
details, je les ai toujours eus en horreur.
"Affection et devouement illimites! " Que voulez-vous! c'etait un de
ces bons mouvements, un de ces heureux eclairs a la faveur desquels on
est meilleur que soi-meme. Croyez bien que l'on est sincere au moment
ou l'on ecrit ainsi. Si ce ne sont que des eclairs, a qui faut-il s'en
prendre?... Est-ce a vous et a moi, qui ne sommes aucunement
responsables de la profonde imperfection de notre nature? Est-ce a
celui qui ne nous a crees que pour nous laisser a demi ebauches,
susceptibles des aspirations les plus elevees; mais incapables d'actes
qui soient en rapport avec nos conceptions? N'est-ce a personne du tout?

Dans le doute ou nous sommes a ce sujet, je crois que c'est ce qu'il y a
de mieux a faire.
Merci pour ce que vous me dites de la fraicheur de mes sentiments.
Pourtant je n'en crois rien. Ils ont trop servi, ou plutot je m'en suis trop
servi, pour qu'ils ne soient pas un peu defraichis par l'usage que j'en ai
fait. Je pourrais dire que ce sont des sentiments d'occasion, et, a ce
propos, je vous rappellerai que souvent on trouve de tres bonnes
occasions. Je vous ferai egalement remarquer qu'il est des choses qui
gagnent en solidite ce que l'usure peut leur avoir enleve de brillant et de
fraicheur; comme exemple tire du noble metier que nous exercons tous
deux, je vous citerai le vieux filin.
Il est donc bien entendu que je vous aime beaucoup. Il n'y a plus a
revenir la-dessus. Une fois pour toutes, je vous declare que vous etes
tres bien doue, et qu'il serait fort malheureux que vous laissiez
s'atrophier par l'acrobatie la meilleure partie de vous-meme. Cela pose,
je cesse de vous assommer de mon affection et de mon admiration,
pour entrer dans quelques details sur mon individu.
Je suis bien portant physiquement, et en traitement pour ce qui
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