Aziyade | Page 5

Pierre Loti
effet " un drole de type ", mais cela, je
le savais deja. Vous etes aussi un garcon d'esprit, ce qui etait connu.
Mais ce n'est point la seulement ce que j'ai demele dans votre longue
lettre, je vous l'assure.
J'ai vu que vous avez du beaucoup souffrir, et c'est la un point de
commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues annees que j'ai
ete lance dans la vie, a Londres, livre a moi-meme a seize ans; j'ai
goute un peu toutes les jouissances; mais je ne crois pas non plus
qu'aucun genre de douleur m'ait ete epargne. Je me trouve fort vieux,
malgre mon extreme jeunesse physique, que j'entretiens par l'escrime et
l'acrobatie.
Les confidences d'ailleurs ne servent a rien; il suffit que vous ayez
souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous.
Je vois aussi que j'ai ete assez heureux pour vous inspirer quelque
affection; je vous en remercie. Nous aurons, si vous voulez bien, ce que
vous appelez une amitie intellectuelle, et nos relations nous aideront a

passer le temps maussade de la vie.
A la quatrieme page de votre papier, votre main courait un peu vite
sans doute, quand vous avez ecrit: " une affection et un devouement
illimites. " Si vous avez pense cela, vous voyez bien, mon cher ami,
qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraicheur, et que tout
n'est pas perdu. Ces belles amities-la, a la vie, a la mort, personne plus
que moi n'en a eprouve tout le charme; mais, voyez-vous, on les a a
dix-huit ans; a vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de
devouement que pour soi-meme. C'est desolant, ce que je vous dis la,
mais c'est terriblement vrai.

XVI
Salonique, juin 1876.
C'etait un bonheur de faire a Salonique ces corvees matinales qui vous
mettaient a terre avant le lever du soleil. L'air etait si leger, la fraicheur
si delicieuse, qu'on n'avait aucune peine a vivre; on etait comme
penetre de bien-etre. Quelques Turcs commencaient a circuler, vetus de
robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voutees des bazars, a peine
eclairees encore d'une demi-lueur transparente.
L'ingenieur Thompson jouait aupres de moi le role du confident
d'opera-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles
rues de cette ville, aux heures les plus prohibees et dans les tenues les
moins reglementaires.
Le soir, c'etait pour les yeux un enchantement d'un autre genre: tout
etait rose ou dore. L'Olympe avait des teintes de braise ou de metal en
fusion, et se reflechissait dans une mer unie comme une glace. Aucune
vapeur dans l'air: il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosphere et que les
montagnes se decoupaient dans le vide, tant leurs aretes les plus
lointaines etaient nettes et decidees.
Nous etions souvent assis le soir sur les quais ou se portait la foule,
devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d'Orient y jouaient

leurs airs bizarres, accompagnes de clochettes et de chapeaux chinois;
les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables
toujours garnies, et ne suffisaient plus a servir les narguilhes, les skiros,
le lokoum et le raki.
Samuel etait heureux et fier quand nous l'invitions a notre table. Il
rodait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque
rendez-vous d'Aziyade, et je tremblais d'impatience en songeant a la
nuit qui allait venir.

XVII
Salonique, juillet 1876.
Aziyade avait dit a Samuel qu'il resterait cette nuit-la aupres de nous. Je
la regardais faire avec etonnement: elle m'avait prie de m'asseoir entre
elle et lui, et commencait a lui parler en langue turque.
C'etait un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et
Samuel devait servir d'interprete; depuis un mois, lies par l'ivresse des
sens, sans avoir pu echanger meme une pensee, nous etions restes
jusqu'a cette nuit etrangers l'un a l'autre et inconnus.
--Ou es-tu ne? Ou as-tu vecu? Quel age as-tu? As-tu une mere?
Crois-tu en Dieu? Es-tu alle dans le pays des hommes noirs? As-tu eu
beaucoup de maitresses? Es-tu un seigneur dans ton pays?
Elle, elle etait une petite fille circassienne venue a Constantinople avec
une autre petite de son age; un marchand l'avait vendue a un vieux Turc
qui l'avait elevee pour la donner a son fils; le fils etait mort, le vieux
Turc aussi; elle, qui avait seize ans, etait extremement belle; alors, elle
avait ete prise par cet homme, qui l'avait remarquee a Stamboul et
ramenee dans sa maison de Salonique.
--Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le meme que le tien,
et qu'elle n'est pas bien sure, d'apres le Koran, que les femmes aient une
ame comme les hommes; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne

vous verrez jamais, meme apres que vous serez morts, et c'est pour cela
qu'elle pleure.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 68
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.