vallée immense, c'est la montagne qui se perd dans les nuages, le Gaurisankar, dont nul
pied humain n'a foulé les neiges éternelles. Le monde entier est à nous, comme il est à
toutes les créatures qui veulent vivre librement sous les regards de Dieu. Nous chasserons
ensemble le daim et la gazelle, nous étranglerons le lion orgueilleux et nous braverons le
lourd éléphant, ce misérable esclave de l'homme. Notre tapis sera l'herbe fraîche et
parfumée de la vallée, notre toit sera la voûte céleste. Viens avec moi.»
En même temps une mélodie étrange, qui avait l'apparence d'un rugissement sauvage,
roulait dans son gosier en escades sonores.
Louison ne se laissa pas émouvoir. D'un coup d'oeil expressif elle lui montra Corcoran,
ce qui, dans la langue des tigres, signifiait assez clairement: «Mon cher frère à la robe
tachetée, j'écoute avec plaisir tes discours, mais il y a des témoins.»
Les yeux du tigre se tournèrent aussitôt vers le Malouin et exprimèrent la plus terrible
férocité, ce qui signifiait évidemment:
«N'est-ce que cet importun qui te gêne? Sois tranquille, je vais t'en débarrasser
sur-le-champ.»
Déjà il se ramassait pour prendre son élan et sauter sur le mur. De son côté, Corcoran
s'apprêtait à le recevoir avec son revolver....
Au moment même où le grand tigre s'élançait, un autre tigre, que personne n'avait vu ni
entendu jusque-là, bondit sur lui, le saisit à la gorge et le fit rouler sur l'herbe. Le premier
se releva aussitôt et, d'un coup de sa griffe puissante, entama les entrailles de son ennemi
en poussant un rugissement de fureur. Le combat fut quelques instants douteux. Le frère
de Louison, quoique surpris, se défendait vaillamment. Leurs forces étaient à peu près
égales, et une haine pareille les animait l'un contre l'autre.
Louison les regardait tranquillement, quoiqu'elle ne fût pas indifférente à la querelle;
mais elle avait trop l'orgueil de sa race et de sa famille pour craindre que son frère put
être vaincu et qu'un tigre du Bengale l'emportât sur un tigre de Java.
Cependant la victoire parut se décider contre le frère de Louison. Il roula sur le gazon et
poussa un cri de détresse. A ce cri, les yeux de Louison étincelèrent de mépris. Elle
poussa un sourd rugissement qui semblait dire:
«Malheureux! tu fais honte à ta race.»
Ce rugissement rendit la force et le courage au malheureux tigre. Il regarda une dernière
fois Louison, donna un coup de dents désespéré à son adversaire et s'élança, en grimpant
avec la rapidité de l'éclair, sur un chêne voisin, dans les branches duquel il parut chercher
un asile.
L'autre, se croyant maître du champ de bataille, entonna, d'une voix qui ressemblait à un
tonnerre lointain, son chant de triomphe.
Mais ce chant fut aussi court que sa victoire. Le vaincu, se glissant d'arbre en arbre
jusqu'à un sycomore dont les branches pendaient à peu de distance du vainqueur, bondit
tout à coup sur lui et, d'un effort désespéré, le saisit à la gorge et l'étrangla net.
Cette fois, la bataille était terminée, et le grand tigre parut attendre les félicitations de
Louison. Celle-ci, charmée du courage de son frère, se décida enfin à sauter à bas du mur
et disparut dans les ténèbres.
Corcoran eut d'abord envie de la suivre, mais il réfléchit que la nuit était obscure et pleine
de piéges, et qu'il valait mieux attendre le lever du jour. Il rentra donc, très-affligé de la
perte de Louison, et s'endormit bientôt, mais d'un sommeil agité.
Le matin, au moment où il sortait du palais, décidé à lui donner la chasse, il la vit revenir
d'un air aussi gai et d'un coeur aussi content que si elle n'avait rien eu à se reprocher.
A cette vue, le Malouin ne fut pas maître de sa colère, et il alla chercher Sifflante, sa
fameuse cravache.
Louison demeura stupéfaite. Elle était allée se promener; quoi de plus naturel?
N'était-elle pas née dans les bois, au bord des grands fleuves? Avait-elle perdu le droit
imprescriptible, antérieur et supérieur, d'aller et de venir? Elle avait suivi Corcoran
comme un ami; devait-elle le considérer désormais comme un maître?
Voilà ce que disaient les yeux de la tigresse; mais le Malouin ne réfléchissait pas que
lui-même, on épousant Sita et en la préférant à tout, avait fait quelque chose de semblable
et manqué aux devoirs de l'amitié; il ne songeait, comme c'est l'usage de tous les hommes,
qu'aux torts de son amie, et il leva Sifflante sur les épaules de Louison.
Ce geste la remplit d'indignation. Quoi! c'est ainsi qu'il la traitait! Le coeur de Louison se
gonfla, ses yeux se remplirent de larmes; elle se rejeta en arrière par un bond si brusque,
qu'il fut impossible à Corcoran de la retenir.
Il sentit alors sa faute et voulut la réparer. Il jeta au loin
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.