Aventures dun Gentilhomme Breton aux iles Philippines | Page 4

Paul de la Gironiere
de courage, sans aucun
médicament, dans deux ou trois heures, je pourrais vous guérir.»
Je ne me doutais pas du plaisir que prennent les vieux marins à faire de
mauvaises plaisanteries à ceux qui, pour la première fois, mettent le
pied sur un navire. Je lui répondis naïvement:
«Lieutenant, si vous avez un pareil moyen, si vous possédez un tel

secret, donnez-le-moi bien vite: je vous promets que le courage ne me
manquera pas pour le mettre à exécution.»
«Il s'agit, dit-il, de bien peu de chose; seulement d'une petite
promenade aérienne. Prenez les enfléchures du grand mât sous le vent,
et montez jusqu'aux barres de perroquet; restez-y pendant deux ou trois
heures, si vous n'avez pas peur; et lorsque vous descendrez vous serez
entièrement aguerri, et complétement délivré du mal de mer.»
Je ne comprenais pas pourquoi il fallait monter plutôt sous le vent; mais
le malicieux lieutenant savait bien, lui, que j'aurais eu beaucoup plus de
difficultés que si j'étais monté au vent. Je le remerciai cependant d'avoir
bien voulu me donner son secret, et je commençai mon ascension.
Je n'étais pas encore rendu à la grande hune, que deux matelots,
beaucoup plus lestes que moi, me saisirent chacun par un bras, et
m'amarrèrent dans les enfléchures. Je leur demandai si leur intention
était de m'empêcher de me guérir du mal de mer.
«Non sûrement, me dirent-ils; mais toute personne qui monte pour la
première fois au mât doit payer son tribut; et si vous nous promettez de
nous donner un pourboire, nous vous laisserons librement continuer
votre promenade.»
J'avais trop grande hâte de me guérir pour les refuser; et, après leur
avoir donné ma parole que leur pourboire ne serait pas moindre d'une
pièce de cinq francs, ils me laissèrent en liberté.
Malgré tout le danger que court celui qui se livre pour la première fois,
par un gros temps, à un pareil exercice, j'arrivai aux barres de perroquet,
et je m'y cramponnai le mieux qu'il me fut possible.
Si les premiers balancements de la Victorine avaient produit sur moi ce
malaise précurseur du mal de mer, ceux, dix fois plus forts, que
j'éprouvais en haut du mât m'eurent bientôt rendu tout à fait malade, et
à tel point, que je ne conçois pas que j'eusse le courage de passer trois
mortelles heures dans des angoisses et une agonie continuelles.

Mais j'étais de si bonne foi, j'avais tellement peur que par lâcheté
l'expérience que je faisais ne manquât son effet, que ce ne fut qu'après
trois heures que, le corps brisé, l'estomac complétement vide, et le
coeur toujours sur les lèvres, je descendis.
Je n'en pouvais plus, et j'allai me coucher. La position horizontale, le
mouvement du navire, qui n'était plus à comparer à celui que je venais
d'éprouver, me remirent un peu; je m'endormis, et ne me réveillai que le
lendemain, tourmenté par un dévorant appétit. Un copieux déjeuner me
restaura complétement.
Depuis lors, dans tous mes voyages, jamais je n'ai ressenti le mal de
mer. Dois-je ce bienfait à mes trois heures passées sur les barres de
perroquet? Cela peut être; en tous cas, je ne voudrais conseiller à
personne d'en faire l'expérience.
La première terre que nous découvrîmes fut, sur la côte d'Afrique, les
îles Canaries. Nous vîmes au-dessus des nuages le pic de Ténériffe, et
passâmes si près de l'île de Feu, que pendant quelque temps nous nous
trouvâmes dans une atmosphère aussi parfumée qu'elle pourrait l'être au
milieu d'un bois d'orangers en fleurs.
Tout l'équipage était en parfaite santé. Nous jouissions d'un temps et
d'un climat superbes: chacun de nous s'était créé des occupations, et,
malgré la monotonie qui règne toujours à bord d'un navire en pleine
mer, les journées s'écoulaient rapidement.
Une seule chose me tourmentait, c'était mon frère. Son modeste grade
de pilotin l'obligeait d'exécuter des travaux pénibles et souvent
dangereux. J'aurais voulu les partager avec lui, si le capitaine me l'eût
permis; mais à bord d'un navire la discipline exige que chacun garde
son rang et sa position.
Mon frère, d'un caractère gai, courageux, et d'une capacité au-dessus de
son âge, avait un si grand désir de devenir un bon marin, que rien ne lui
coûtait pour atteindre ce but.
Nous arrivâmes au passage de l'équateur. La cérémonie du baptême,

qui a été décrite trop souvent pour en ennuyer mes lecteurs, se célébra à
bord de la Victorine avec toute la pompe possible. Le bonhomme la
Ligne, en grand costume, nous fit sa visite. Chaque néophyte reçut le
baptême, et prononça le serment exigé par les marins liés par la foi
conjugale.
Nous passâmes, trop rapidement pour que je m'y arrête, l'île de
l'Ascension et le cap de Bonne-Espérance, si connus.
La Victorine, après un voyage heureux, mouilla dans le Port-Louis.
Le lendemain, je descendis à terre: j'avais hâte de parcourir une
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