l'Américain.
--Trois heures et quart, murmura Fricoulet comme se parlant à
lui-même... encore deux heures à attendre.
--À attendre quoi?
--Le jour, parbleu.
Et l'ingénieur ajouta d'un ton plein de satisfaction:
--Dans deux heures, nous y verrons clair.
--La belle avance! grommela Farenheit... Qu'il fasse jour ou qu'il fasse
nuit, la situation ne changera pas.
--Assurément que le soleil ne peut avoir aucune influence sur le
cataclysme qui bouleverse la planète,... cependant, comme il est
inadmissible que les choses se poursuivent longtemps ainsi, peut-être y
aura-t-il moyen d'aviser.
--Mais d'aviser à quoi?...
--Eh! vous en demandez trop! s'écria l'ingénieur impatienté,... le sais-je
moi-même?... et quand la lumière du jour n'aurait d'autre conséquence
que de nous permettre de nous voir les uns les autres, il me semble que
ce serait là un résultat appréciable;... on se sentira moins seul.
Sur ces mots, Fricoulet, que le langage aigri de l'Américain énervait
sensiblement, regagna, en rampant, la place qu'il occupait auparavant
auprès de M. de Flammermont.
--Gontran! fit-il.
--Qu'y a-t-il? demanda le comte d'une voix morne.
--Il fera jour dans deux heures.
--Que m'importe! répliqua l'autre sur le même ton.
--Alors, toi aussi! bougonna l'ingénieur,... le jour ou la nuit te sont
également indifférents!... tu ne réfléchis donc pas au parti que nous
pouvons tirer du soleil?
Gontran riposta avec amertume:
--Penses-tu donc que le soleil puisse nous sortir d'ici?
--Qui sait?... peut-être!
M. de Flammermont eut un haussement d'épaules que l'obscurité
déroba aux yeux de Fricoulet; à la suite de quoi, il retomba dans son
mutisme désespéré. Serrée sur sa poitrine, il tenait la tête de Séléna.
L'épouvante avait fait tomber l'infortunée jeune fille dans un état
comateux si complet, si absolu, que Gontran l'eût cru morte s'il n'eût
senti, sous ses doigts, le faible battement du coeur; depuis de longues
heures, elle n'avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.
Quant à Ossipoff, toute la nuit M. de Flammermont et Fricoulet
l'avaient entendu monologuer à haute voix.
Que disait le vieillard?
Ni l'ingénieur, ni son ami ne connaissaient le russe, et c'est dans sa
langue natale que s'exprimait l'astronome.
* * *
Cependant, depuis quelque temps, la pluie torrentielle qui s'était mise à
tomber dès le commencement de la tempête, avait cessé; le vent, ne
hurlant plus d'aussi sinistre façon que précédemment, avait diminué de
violence, et les vagues, plus douces, ne déferlaient plus voracement
contre l'île qui servait de refuge aux naufragés.
[Illustration: Ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effrité dans
l'Océan.]
Fricoulet constata, par contre, un mouvement de balancement assez
comparable au roulis d'un bâtiment, mais dont il ne put s'expliquer la
cause.
En admettant, en effet, que l'île neigeuse, arrachée des assises qui la
reliaient primitivement au fond de l'Océan, s'en allât à la dérive, sa
superficie était telle que, tout en glissant à la surface des eaux, celles-ci
ne devaient avoir aucune influence sur son centre de gravité.
Au surplus, l'ingénieur ne s'arrêta pas longtemps à cette idée, se
réservant d'élucider la question dès qu'il ferait jour.
Les deux heures qui séparaient encore les Terriens du lever du soleil
leur parurent longues comme deux siècles; et cependant, sauf Fricoulet,
nul d'entre eux n'espérait que la clarté du jour pût apporter quelque
amélioration à leur situation.
Enfin, comme un voile de gaze qui se lève, l'épais brouillard qui les
enveloppait se dissipa, faisant succéder à l'ombre de la nuit la lueur
indécise et sale de l'aube.
Puis, là-bas, tout là-bas, une ligne d'un rose pâle raya l'horizon et, avec
une rapidité surprenante, l'orient s'enflamma sous les feux d'un soleil
étincelant.
Un profond soupir s'échappa des poitrines de nos amis; Séléna sembla,
comme par enchantement, revenir à la vie en apercevant l'astre radieux
qu'elle et ses compagnons désespéraient de revoir jamais.
Au-dessus de leur tête, le ciel arrondissait sa coupole bleue, pure et
sans tache, piquée de mille étoiles blanchissantes à la lumière du soleil.
Tout autour d'eux, aussi loin que leur vue pouvait s'étendre, une mer,
une mer immense étalait sa nappe liquide, subitement plane et unie
comme un miroir; c'est à peine si le vent qui continuait de souffler, en
ridait légèrement la surface.
En jetant alors un regard sur le sol qui les portait, Fricoulet eut
l'explication de ce balancement que la superficie de l'île neigeuse
rendait pour lui inexplicable...
En une nuit, l'île avait été presque entièrement dévorée par les vagues
acharnées à sa destruction.
L'immense pic couvert de neiges éternelles qui la dominait et lui avait
valu le nom dont l'avaient baptisée les astronomes terrestres, ce pic,
haut de plusieurs kilomètres, s'était effondré dans l'Océan; les bords de
l'île, déchiquetés, effrités, émiettés, s'en étaient allés en lambeaux, si
bien que l'ingénieur et ses compagnons se trouvaient maintenant
emportés sur un îlot d'une superficie d'à peine quelques cents mètres
carrés.
[Illustration]
Seul de tous ses compagnons, Fricoulet

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