Autour de la table | Page 9

George Sand
docilit�� qui n'est pas le fait des grands po?tes. Ceux qui, comme vous, s'absorbent de bonne heure dans les ��tudes philosophiques vivent de bonne heure sur le fonds amass�� par les autres, et se font ais��ment un ensemble d'id��es �� leur usage. Tout adepte d'une science pos��e et d��finie proc��de du connu �� l'inconnu, et, tra?n�� sans secousse dans la voiture suspendue et arrang��e par ses ma?tres, avance avec une tranquillit�� sage vers les sublimes horizons. Le vrai po?te n'est pas n�� m��taphysicien. Ce qu'il a appris facilement, il l'oublie de m��me. Emport�� par ses propres ailes, il veut aller au hasard, tout tirer de son propre fonds et d��couvrir tout sans rien chercher. Il ne m��dite gu��re; il r��ve et contemple, il s'agite et il souffre. Instrument exquis, il ne peut vibrer que sous un souffle libre et divin. Nulle main humaine ne peut effleurer ses cordes sans les briser ou les faire d��tonner.
Souvenez-vous que la po��sie ne s'enseigne pas. Vous ferez des savants, des industriels, des ��rudits, des g��om��tres, des th��ologiens, des administrateurs, des virtuoses m��me; vous donnerez tout par l'��ducation, hormis la haute r��v��lation de l'art, hormis l'inspiration de la v��ritable po��sie. Aucun livre, aucun professeur, aucun enseignement, aucun conseil m��me, n'a jamais pu et ne pourra jamais faire un po?te, un artiste; ne vous ��tonnez donc pas qu'un vrai po?te vibre et frissonne �� tous les vents qui passent. Plus il est grand, plus le tressaillement est profond et invincible.
Vous vous levez tranquille et serein, vous, mon digne et cher ami. Vous mettez votre manteau ou votre chapeau de paille, selon le temps qu'il fait. Vous sortez avec un livre ou avec le souvenir d'un livre pour regarder la nature et vous-m��me; et si votre propre logique s'en m��le, c'est grace �� une foule de notions acquises qui vous ont fait un temp��rament doux, une philosophie soutenue, une individualit�� arr��t��e: je ne dis pas arr��t��e stupidement et �� jamais, Dieu m'en garde! mais sagement et patiemment expectante. Tel n'est pas le po?te.
Il n'a dans l'arsenal de sa r��verie ni parapluie, ni paratonnerre, ni livre qui lui serve d'arbitre, ni fonds de souvenirs classiques v��n��r��s et redout��s qui lui soit un thermom��tre. Il s'en va �� travers les champs et les bois, ne commandant �� aucun ��tre, �� aucune chose, attendant, na?f et fi��rement d��sarm��, que les choses et les ��tres lui parlent, que l'orage le ploie, que la fleur l'enivre, que le soleil l'embrase, que les flots de la mer l'accablent; et ce qu'il aura vu, ce qu'il aura senti, il vous le dira au retour; mais ne lui demandez pas au d��part ce qu'il vous rapportera de sourires ou de larmes, d'enthousiasme ou de d��solation. Il ne s'appartient pas. Si son ame est souffrante, il remplira de deuil l'univers qui le force �� chanter en mineur ou en majeur, selon l'accord de sa lyre. S'il est heureux pour un moment, la cr��ation lui r��v��lera son ��ternelle beaut��, son ��ternelle sagesse; mais n'exigez pas que demain confirme aujourd'hui, ni qu'aujourd'hui soit la cons��quence apparente d'hier.
L'ame du po?te est mobile; si elle renfermait Minerve tout arm��e, elle ne serait plus inspir��e. Elle est faible et changeante �� votre point de vue: c'est-��-dire qu'elle est dou��e d'une force et d'une t��nacit�� dont vous ne pouvez distinguer et d��finir la source cach��e. Il y a en elle un myst��re qui ��chappe �� votre analyse et que peut seule vous r��v��ler l'ame qui poss��de et subit cette fatalit��, tant?t d��licieuse, tant?t effroyable.
--Est-ce �� dire, demanda Th��odore, que le po?te soit un souverain absolu, irresponsable? C'est admettre une royaut�� de droit divin contre laquelle je vous avertis que je me r��volte absolument.
--Oh! vous ��tes libre de vous r��volter, s'��cria Julie. La po��sie manque absolument de mouchards et de gendarmes pour s'imposer aux r��calcitrants; c'est ce qui fait la force de son empire.
Le droit du po?te est toujours inoffensif, puisque chacun peut s'y soustraire. L'usage bon ou mauvais de ce droit est le chatiment ou la r��compense de celui qui l'exerce. S'il ne soufflait que fureur et d��sespoir, il r��tr��cirait son influence �� celle des passions du moment; mais quand il fait rayonner le beau et le vrai, il l'��tend �� jamais �� toutes les ames. Quand la sienne est fonci��rement belle et magnanime, ses amertumes passent, Dieu les dissipe, et l'humanit�� toute enti��re re?oit le bienfait de son inspiration.
--A la bonne heure! r��pondit Th��odore; l'Apocalypse est une splendide vision, mais elle se compla?t dans trop de chatiments qui font Dieu vindicatif et m��chant. Saint Jean en rappela et pr��cha l'amour, apr��s eu avoir pr��ch�� la col��re.
--C'est, lui dit Julie en riant, qu'il avait trouv�� sa synth��se. Est-elle moins belle et moins vraie, parce qu'il a pr��dit la chute des ��toiles?
--Je crois, dis-je �� mon tour, que nous arrivons �� ��tre tous
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