Autour de la table | Page 6

George Sand
dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu, et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander �� un homme de g��nie de vous faire du bien, surtout quand il est arriv�� �� la maturit�� de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer �� prendre beaucoup d'autorit��.
Je vous fais grace du reste de la discussion, qui fut tr��s-anim��e. Ce n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont la vie litt��raire et philosophique a ��t�� un combat contre les autres et contre lui-m��me a d? semer le vent et r��colter la temp��te.
Il me tardait, ce soir-l��, d'��tre seul et de lire l'ouvrage en entier. Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de cette nature et de cette port��e conduisait �� des disputes sans issue. Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet ��crin, de cette mine. Th��odore avait raison aussi de vouloir que tant de choses brillantes et pr��cieuses dussent ��tre employ��es �� un ouvrage, �� un monument quelconque.
--Je n'exige pas, disait-il, que la synth��se du po?te r��ponde �� la mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle existe, qu'elle est compl��te, solide, magistrale.
--Oh! le malheureux! s'��criait Julie, il avoue qu'il n'aime pas Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus ici!
Et l'on chanta �� ce pauvre Th��odore, qui est bien le plus sinc��re et le plus honn��te des hommes: Buona sera, don Basilio!
Me voici seul, apr��s avoir lu les deux volumes d'un bout �� l'autre; le jour perce �� travers mes rideaux, et les rossignols chantent d��j��. Je vous dirai demain ma pens��e, �� moins que quelque autre ne la formule mieux, autour de la table, que je ne saurais le faire; auquel cas, vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapport�� fid��lement les r��voltes de Th��odore, parce que je les sens an��anties par un grand fait, la puissance de l'individualit��, puissance irr��sistible, qui d��truit parfois toutes les notions g��n��rales pr��existantes les mieux ��tablies en apparence, mais ��tablies en raison d'un ordre de choses qui se trouve tout �� coup d��pass�� par l'individu.
A demain donc.
6 juin 1856.

II
C'est autour de la table, en effet, que l'on reprit la causerie de la veille, et c'est l�� que je me permis d'avoir l'opinion que je vais vous soumettre.
--Il est faux, ma ch��re Julie, qu'une grande intelligence doive se passer de synth��se, car hier vous avez pouss�� l'esprit de r��volte jusqu'�� dire cela; mais il n'est pas vrai, mon cher Th��odore, que le po?te des Contemplations manque de synth��se, vous le reconna?trez en lisant son livre d'un bout �� l'autre.
Mais avant de r��pondre �� une critique qui semblait porter sur la nature, sur le principe m��me de cette grande intelligence, je voudrais vider avec vous les questions de d��tail que vous souleviez hier soir: d'abord le choix de certaines images qui vous semblent tant?t choquantes, tant?t pu��riles; ensuite l'absence de composition, le manque de proportion, comme vous disiez.
Sur ces deux points, je ne trouve pas �� vous r��pondre par un de ces plaidoyers en r��gle qui tendent �� disculper �� tout prix l'accus�� par un syst��me de d��n��gations d'une ing��nieuse mauvaise foi. Je suis franc, et je trouve ces d��fauts, que vous signalez, ��vidents si je me place �� votre point de vue; mais j'ai beau chercher dans l'histoire des arts un ouvrage de premier ordre qui ne p��che point par quelque endroit contre ce que les uns appellent les r��gles, contre ce que les autres appellent la saine logique, je ne les trouve pas. Le pur Racine a tous les d��fauts du milieu o�� il a v��cu, �� commencer par le ton de cour fran?aise qu'il donne �� ses h��ros antiques, ce qui fut une adorable qualit�� pour les amateurs de son temps, ce qui est un hiatus de couleur tr��s-r��pr��hensible aujourd'hui �� nos yeux, et ce qui ne l'emp��che pourtant pas d'��tre un beau g��nie, selon vous, selon moi aussi.
D'o�� vient donc que, malgr�� l'��cole romantique et l'immense progr��s qu'elle nous a fait faire, Racine restera debout? C'est que les qualit��s s��rieuses et vraies survivent aux d��fauts inh��rents �� l'��poque et au milieu o�� l'on vit. A mesure que les si��cles suivants se d��barrassent de ces d��fauts, ils les pardonnent au pass��. La premi��re r��action est am��re et parfois injuste: il faut de la passion pour vaincre l'habitude et implanter le progr��s. Cela fait, la guerre cesse, les combattants s'apaisent, et les vainqueurs sont les premiers �� tendre la main aux morts illustres. Cette nouvelle r��action en leur faveur est quelquefois aussi ardente que l'a ��t�� celle qui les a d��poss��d��s du
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 123
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.