Auguste Comte et Herbert Spencer | Page 5

E. de Roberty
à révolutionner la philosophie, la science, l'art et jusqu'à la vie collective, cette grande doctrine prétend inaugurer une méthode neuve, originale. Infiniment soucieuse des racines et des commencements, elle suit à la trace, elle note avec soin, à travers les temps et les milieux, la marche graduelle des choses et des êtres. Mais l'histoire de tous les évangiles se ressemble, [p.20] d'une fa?on étonnante. Celui que divulguent aujourd'hui les ap?tres de l'évolution s'accompagne d'une espérance robuste, d'une foi na?ve. Ainsi évoque-t-il le souvenir de la bonne nouvelle qui, partie jadis d'une infime bourgade de Judée, rayonna dans le monde antique. Un Dieu nous est né, annon?ait-on alors avec un enthousiasme plus sincère et plus communicatif sans doute, mais de nature pareille à l'engouement contemporain, et un chemin foncièrement nouveau s'ouvre au salut de l'ame humaine. On oubliait, on négligeait un détail qui ne manque pourtant pas d'importance: les incarnations divines précédentes, le grand souffle bouddhique de charité, le courant d'amour universel entra?nant et sauvant des millions d'ames ancêtres!
L'illusion du vieux-neuf est tenace dans l'humanité; aucune croyance ne l'évite. Elle se loge au coeur même de la théorie qui aspire à la dissiper en l'expliquant, elle s'empare de la doctrine qui enseigne que tout a son germe [p.21] en tout. Mais, brouillant la vue claire du passé, elle empêche de saisir le sens direct des modalités présentes.
Il est peut-être temps de mettre un peu d'eau dans le vin qui enivre les évolutionnistes. Non, leur fameuse thèse n'est pas le verbe nouveau qu'ils disent, la lueur subite venant illuminer les sciences connexes de la vie, de l'ame et des sociétés humaines. C'est là, au contraire, une vérité très ancienne, très éprouvée et très générale, qui suscita des luttes innombrables, qui eut ses périodes de vigueur et ses époques de défaillance, ses éclipses et ses réapparitions triomphales;--une vérité, en somme, qui, loin d'imposer à notre esprit une discipline et des règles jusque-là inconnues, le contraint plut?t à suivre docilement, en ses explorations récentes, la voie scientifique depuis longtemps ouverte.
Les choses et leurs apparences, les phénomènes, coulent, changent, deviennent, évoluent: nul dogme d'envergure plus vaste ne [p.22] précéda cette généralisation solidement établie par la science du nombre, par la mécanique céleste et terrestre, par la physique et la chimie rudimentaires. Le concept de mouvement qui relie et unifie ces diverses recherches, nous apporte à cet égard un témoignage irrécusable; car c'est au mécanisme que les théories évolutives modernes, forcées dans leurs derniers refuges métaphysiques, ramènent les changements quelconques et les mutations d'existence si allègrement résumés par elles en leur vocable préféré. Un second témoignage, et non moins précieux, nous est fourni par la métaphysique édifiant sur le concept du ?devenir? une foule de déductions extrêmement ingénieuses. Mais d'où pouvait-elle tenir ce concept central, sinon de l'expérience contemporaine, et comment, sans l'appui des hypothèses particulières, des spéculations scientifiques de l'époque, e?t-elle réussi à maintenir des affirmations aussi hasardées? On désavoue et condamne l'esprit même de la doctrine [p.23] évolutionniste en supposant possible une brèche, une solution de continuité de cette sorte.
L'idée d'un développement successif appara?t comme une des plus vieilles notions qui dirigèrent le savoir particulier. C'est à ce dernier que la métaphysique emprunta l'abstraction correspondante. Succédant à la théologie, elle installa sur les ruines des croyances confusément intégrales des premiers ages de la pensée, la différenciation classique des ?trois devenirs?,--celui de la matière ou du mouvement, celui de la vie ou de la sensation, et celui de l'esprit ou de l'idée.
Mais la science la plus primitive et la métaphysique la plus puérile se sont toujours inspirées d'un autre principe encore, que toutes deux pla?aient, clans l'échelle abstractive, au-dessus de l'idée d'évolution, et que toutes deux considéraient, par le fait, comme le but suprême de la connaissance. Je veux parler du concept d'unité.
L'idée d'évolution offrait un moyen s?r pour [p.24] ramener la multiplicité effective des phénomènes à leur identité essentielle. Le principe inférieur symbolisait l'ensemble des méthodes rationnelles capables de nous conduire à une telle fin. Il se pliait de lui-même aux exigences du principe supérieur. On entra donc de prime abord et résolument dans la voie monistique.
Le devenir, différentiel et multiple par définition, de l'être toujours un et semblable à lui-même, ou, en d'autres termes, l'unité de l'univers et son explication scientifique la plus plausible, l'évolution des choses, se présentent ainsi, avec évidence, comme les deux grandes idées régulatrices de toute spéculation générale. Un rapport logiquement nécessaire, expérimentalement vérifiable, relie l'idée d'unité à, l'idée d'évolution. Si l'une constitue l'ame de la philosophie, l'autre en forme le corps, la condition apparente, le revêtement sensible. Accumuler les données et les faits différentiels, multiplier les expériences, se servir de l'idée d'évolution sans perdre de vue la fin unitaire [p.25] suprême, tel est, tel demeure le lot de la science imparfaite. Quant à l'idéal, à la science parachevée,
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