Au pays des lys noirs | Page 3

Adolphe Retté
phraséologie hétéroclite régna dans les livres et dans les
discours. De bons jeunes gens -- M. Henry Bérenger, qui depuis... en
était -- projetèrent d'instaurer un christianisme anodin et libérâtre où,

pourvu que l'Église se tînt au second plan, on lui fournirait des recrues.
Pas mal de bière fut ingurgitée à cette intention, car il ne faut pas
oublier que ces néophytes se réunissaient sous ce vocable imprévu: le
Bock idéal (M. l'abbé Fonssagrive, aumônier du cercle catholique du
Luxembourg, m'a fourni des détails bien amusants sur cette tentative.
Mais ce n'est pas mon objet actuel de les publier).
Ailleurs, les vers comme la prose s'encombrèrent de termes liturgiques,
pris souvent à rebours du sens véritable. Surtout il se fit une dépense
incroyable de lys.
Oui, les lys -- symboles gracieux de la virginité, corolles chères à la
Madone immaculée -- foisonnèrent, parmi toutes sortes d'orchidées
équivoques, dans les jardins du Parnasse. Certains, outrant la
métamorphose, se comparaient, eux-mêmes, à des lys. Stéphane
Mallarmé, qui, pour l'ahurissement dévot de quelques-uns, publiait
alors ses charades sans solution, fut le premier, je crois, à donner, dans
un poème, par hasard un peu moins nébuleux que les autres, une
signification scabreuse au lys. Depuis, l'on alla beaucoup plus loin --
inutile de dire jusqu'où. Il suffira de mentionner qu'un observateur qui
analysait, avec une curiosité quelque peu dégoûtée, ces profanations,
qualifia, d'une façon mordante, les esthètes en pantalon collant et les
toquées à bandeaux plats et à robes extravagantes dont se bariolait ce
carnaval.
-- Ce sont peut-être des lys, dit-il, -- mais des lys noirs.
De là le titre de ce livre.
* * * * *
La Gnose, toujours vivante et agissante depuis le premier siècle de
l'Église, guettait l'heure favorable pour semer son ivraie dans un terrain
aussi propice à son développement. Avoir fait fusionner dans les Loges
la postérité d'Hiram avec celle d'Homais et celle de Renan, c'était bien.
S'insinuer dans la littérature pour y conquérir une influence et des
adeptes, ce serait mieux. Elle n'y manqua pas.

Ce sont quelques-uns de mes souvenirs de cette période que je rapporte
ici.
Un des faits caractéristiques de cette époque troublée, c'est que, non
seulement dans la littérature, mais dans toute la société, faute d'une
doctrine traditionnelle, le sentiment religieux s'égara hors de la voie
unique où il n'y avait que l'Église pour avoir mission de le maintenir.
Toutes les erreurs et toutes les hérésies reparurent. On se détournait de
Dieu et de sa Révélation. Mais plusieurs se réclamèrent des divinités du
paganisme grec. Ce morceau de rhétorique papelarde: la prière sur
l'Acropole, fut leur Credo. D'autres annonçaient la résurrection du
Grand Pan ou adoraient la nature sous la forme d'un vague culte rendu
à Isis. Valentin et son Plérôme retrouvèrent des sectateurs. Les
théurgies de Porphyre et de Jamblique furent remises en lumière. Des
âmes se figèrent dans le Bouddhisme. Il y eut des manichéens qui
vantèrent les deux principes et qui offrirent, de préférence, leur encens
au dieu noir.
Mais le plus grand nombre oscillait d'une croyance à l'autre, mu par
l'intuition que les hypothèses, données arrogamment par la science
matérialiste pour des certitudes, ne suffisaient pas à expliquer l'énigme
du monde. Tous, mais ceux-là surtout qui cherchaient, avec anxiété,
une conviction, devinrent des proies empressées à se prendre aux
gluaux de l'occultisme.
Deux livres marquèrent cette préoccupation des choses invisibles. L'un,
de M. Jules Bois, s'intitulait: les Petites Religions de Paris. C'était une
enquête assez bien faite sur les cultes hétérodoxes qui se pratiquaient çà
et là dans la Grand'Ville. Pour la première fois, si je ne me trompe, le
mot l'Au-delà, qui fit fortune depuis, y était employé.
On remarquera, en passant, qu'il dut sans doute sa vogue à son
imprécision. En effet, il semblait propre à remplacer le seul mot qui eût
convenu, celui de Surnaturel.
Mais voilà: ce dernier paraissait trop net; il était clair et ne souffrait pas
l'équivoque. Il impliquait, en somme, l'aveu que quelqu'un existait en
dehors et au-dessus de la nature telle que l'orgueil humain l'acceptait. À

ce titre, il gênait, d'autant que, depuis plus d'un siècle, la majorité des
savants ne cessait d'enseigner que le Surnaturel n'existe pas.
L'Au-delà, au contraire, cela demeurait vague; cela pouvait signifier un
ensemble de lois naturelles, encore peu spécifiées et dont l'action ne
tombait pas, d'une façon immédiate, sous les sens. On voulait bien
excursionner à travers le mystère. Mais on préférait ne pas courir le
risque d'y rencontrer ce Dieu du christianisme auquel on s'efforçait de
ne plus penser. C'est ainsi que Celui qui ne veut pas servir mit si
facilement sa griffe sur des âmes avides de plonger dans l'Inconnu.
Ce terme, incorrect mais élastique, l'Au-delà, désigna donc, à la
satisfaction générale, la région confuse où tâtonnèrent, inconscients du
danger qu'ils couraient, les blasés de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 76
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.