Au large de lÉcueil | Page 9

Hector Bernier
que la musique de vos voix, je ne sens plus que le reno?ment d'amitié avec les choses bénies du foyer... Les souvenirs de cet appartement me reviennent avec tout leur charme... Il n'y a rien de changé dans le sanctuaire de vos livres canadiens, mon père... Ils y sont bien tous, vos amis reliés, vos manuscrits fidèles!... Je sens que tout m'accueille ici...
--Tu as raison, mon fils, ils sont tous heureux de ton retour! fit Augustin, que l'allusion délicate de Jules avait ému. Il nous arriva souvent, à mes chers livres et à moi, d'interrompre nos entretiens, pour ne plus songer qu'à toi!...
--Cela ne m'étonne pas, mon cher père, ils gardent, en leurs feuillets, une si bonne partie de vous-même!... A dire vrai, l'impression la plus vive que je rapporte est bien celle qui m'assaillit, lorsque je me trouvai soudain en face de Belle-Isle, vers dix heures, le soir. La lumière du phare venait de nous atteindre. Un frisson me saisit, me parcourut tout entier. J'oubliai la jeune Fran?aise avec qui je causais. Je ne pus retenir la déclaration d'amour à mon pays... Puis, je me rappelai qu'elle était là, que je devais lui sembler fou... Je m'excusai de mon enthousiasme... Elle ne l'avait, pas trouvé ridicule: elle était si intelligente, si sympathique au Canada, si ouverte à tout ce que je lui disais de notre histoire, de nos luttes, de nos espérances!...
--Qui était cette Fran?aise? interrogea le père, un peu défiant.
--La fille de deux Parisiens! répondit Jules que cette question, toute naturelle qu'elle f?t, mit sur une défensive dont il ne s'expliqua pas, tout d'abord, la spontanéité. Le sort m'avait placé près d'eux, à table... Compagnons de la traversée, ils me la rendirent, fort agréable...
--Ton langage me prouve que vous êtes devenus assez intimes, reprit Augustin. Pourvu qu'ils ne fassent pas partie de la bande horrible!... Les derniers journaux annoncent que le gouvernement sectaire se prépare à expulser les Soeurs de Saint-Vincent de Paul... Les laches!... Les brutes!... Il ne leur reste donc pas d'entrailles!... Que leur marotte de l'enseignement libre les pousse à disperser les Congrégations enseignantes, cela se comprend, mais qu'ils arrachent aux malades et aux pauvres ces héro?nes de douceur et de charité, cela me dépasse!... Ce ne sont plus des patriotes qui gouvernent, c'est la haine... C'est le régime des bourreaux despotes!... Oh! ce n'est pas un doute sur toi que j'exprime. Je m'indigne, parce que j'en éprouve le besoin... Les sachant de concert avec ces gredins, tu n'aurais pas fraternisé avec ces Fran?ais... Je te connais trop bien, tu es trop mon fils, trop Canadien-Fran?ais, pour avoir élevé au rang d'amie, ne f?t-ce qu'un jour, la fille de l'un de ces gens-là!... Avec eux, on est courtois, mais on ne va pas plus loin!...
Augustin Hébert avait la colère prompte, la rancune tenace. Les francs-ma?ons de la France, qu'il appelait les assassins de l'Eglise, lui avaient toujours inspiré l'horreur la plus profonde. A chaque nouvel assaut contre l'édifice catholique, il sentait la fureur lui bouillonner dans les artères, et sa phrase, alors, se précipitait, mordante et sans merci. Jules avait hérité du même emportement contre eux. Il avait l'habitude d'activer le feu qui enflammait les lèvres de son père.
La charge violente qui lui martelait les oreilles n'était que semblable à celles dont sa mémoire gardait l'empreinte. Et cependant, les paroles qui lui étaient habituelles ne lui venaient pas.
Quelque chose le dominait, refoulait l'indignation coutumière. Il voulut réagir, faire aux siens l'aveu qu'il avait été coupable d'une trahison, que, connaissant l'athéisme militant du père, il était devenu l'ami de la fille, l'ami de toute une semaine. Jeanne seule avait aper?u la honte qui envahissait le front de Jules, le trouble qui lui travaillait les traits. Il comprenait qu'il devait aux êtres chers la franchise absolue, que tromper la confiance touchante de son père était indigne. Mais le visage de Marguerite se précisait dans son imagination, impérieux, saisissant, irrésistible. S'il déclarait tout, il savait qu'Augustin Hébert lui pardonnerait son imprudence, mais qu'il lui défendrait de retourner à cette fille de sectaire. Il sentit qu'il les voulait, ces quelques jours d'elle qu'il lui avait promis, ces quelques accents que sa voix harmonieuse aurait encore pour lui, ces quelques divins regards qu'elle attacherait sur lui. En serait-il plus criminel pour quelques sourires d'elle encore? Bien qu'il la cr?t lache, une pensée l'accapara, le ma?trisa. Il tairait ce qu'il connaissait. Il ne mentirait pas, mais détournerait le coup. Il dirait tout, quand Marguerite ne serait plus là.
Et répondant avec le calme que faisait descendre en lui la force du souvenir magnétique, il entra?na, par une manoeuvre habile, son père loin du léger soup?on que celui-ci regrettait déjà d'avoir laissé entrevoir.
--Dans mes conversations avec Monsieur et Madame Delorme, fit-il, il ne fut jamais question de cela, mon père... Mes causeries avec
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