sa jeunesse. Avec une joie d'enfant, il fit défiler, en une revue triomphale, les falaises grises de Lévis, le flot mouvant des Chutes Montmorency, les clochers gothiques de Beauport, les coteaux verdoyants de Charlesbourg, le profil solennel de l'Université Laval, la ligne sévère des Remparts, la silhouette aérienne de Champlain, la flèche austère de la Cathédrale Anglicane, l'orgueil écrasant du Chateau-Frontenac, l'attitude fière de la Citadelle, la demeure où bient?t pour lui s'ouvriraient les bras de sa mère et de Jeanne, la soeur adorée. Le bonheur de savoir les siens tout près s'empara de lui, lui fit presqu'oublier ses compagnons de la traversée. La jeune Fran?aise eut l'intuition qu'il lui échappait, qu'il était loin d'elle. Il lui avait dit que la religion et son patriotisme étaient indissolubles en lui. La fille de l'athée fut écrasée par la force de tout ce qui ressaisissait Jules, vit se creuser l'ab?me qui le séparait d'elle. Et c'est avec une angoisse obscure qu'elle posa son joli pied sur la terre canadienne.
II
Augustin Hebert était un type superbe de Canadien-Fran?ais. On le remarquait toujours dans la foule qu'il dominait des six pieds de sa taille. Il marchait d'une grande allure militaire. Les cheveux noirs semés de fils gris encadraient de noblesse un visage énergique, un peu hautain dans sa paleur. Son regard ne mentait jamais, allait droit à l'adversaire. Le dessin des lèvres, sous la moustache brune, était ferme et précis. Il fallait l'entendre, de sa belle voix de clairon sonnant la charge, évoquer les souvenirs épiques de l'histoire de sa race. Il avait, en effet, le culte d'un passé tragique. Il ne pouvait le rappeler, sans qn'il se transfigurat, et le sang qui lui br?lait, alors les veines était, celui de l'immortel Hébert, le premier colon qui ait cru au sol canadien. Il eut, fallu rouler sur son beau corps d'athlète avant de lui arracher un seul des ouvrages canadiens qui formaient sa collection sainte. Le spectacle était bien touchant de ce colosse maniant, avec des précautions infinies, les manuscrits fragiles et les relisant dans le sanctuaire où nul ne les avait jamais profanés.
C'est là que l'industriel patriote, au milieu des chers livres, avait connu la vraie douceur de vivre; là qu'aux retours du Premier de l'An, Jules courbait son front grave et que Jeanne inclinait ses boucles blondes sous le bénédiction pieuse et traditionnelle du père; là que celui-ci avait infusé à son fils l'amour des choses canadiennes; là que, dans le demi-jour de la lampe ancienne, sa femme venait lui sourire et que, dans ses bras de géant, sa fille venait nicher sa tête menue; là que Jules, au jour de son départ, avait regardé longuement les deux femmes en pleurs sur sa poitrine afin d'en rester dignes; là qu'avant de laisser, pour se rendre à la tache quotidienne, la maison qu'il habitait rue des Remparts, Augustin ne manquait jamais de contempler le Saint-Laurent. Il avait vu tous les caprices de la lumière sur le fleuve et ne se lassait pas de les revoir. Il connaissait la succession des feux de l'aurore sur l'onde au repos, la magie rose du couchant sur le flot du soir, les eaux cuivrées à la veille des orages, mélancoliques sous la brume, ivres de soleil le midi, lourdes sous les nuages de plomb, les vagues méchantes allant, aux jours de tempêtes, se briser sur la grève où devaient revenir parfois les héros de Montmorency. Ses yeux parcouraient la ligne harmonieuse des Laurentides et, franchissant le Mont Saint-Anne, rejoignaient la croupe altière du Cap Tourmente, descendaient vers la c?te pittoresque de Beaupré, traversaient à la ravissante ?le d'Orléans pour aller cueillir, enfin, sur la colline de Saint-Joseph de Lévis, la vision du village riant qui la domine.
Ce tableau grandiose, dont Madame Hébert faisait ses délices habituelles, ne l'enlevait pas à la fascination que le Bout de l'Ile paraissait avoir pour elle, cet après-midi là. Immobile à la fenêtre, on l'e?t crue pétrifiée, sans le rayonnement du regard fixe. Le "Laurentic" allait poindre.
La mère attendait son fils. Enfin, il revenait, vivant, plus beau, sans doute. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait entendu la voix caressante, étreint la forme chérie. Que n'avait-elle des ailes pour aller jusqu'à lui!
La clarté du jour la nimbait d'une auréole. Elle était belle de cette beauté sereine qui donne à certaines femmes un charme d'exception. La blancheur de lys de sa chevelure rendait saisissants l'éclat du teint, le modelé classique des traits. Il émanait de sa personne tant de bonté qu'elle devait n'avoir jamais fait souffrir. Assez grande, elle portait noblement la tête à la fa?on d'autrefois. Les professionnels de la séduction n'avaient jamais essayé leurs manoeuvres louches autour d'elle: ils devinaient qu'elle les aurait cloués sur place.
--Ce paquebot retarde... Il me vole des minutes..., dit-elle, impatiente, à la jeune fille qu'aurait pu loger,
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