propre et clair, d'un luxe tout moderne, petit pourtant, et pauvre de marchandises. Baudu
et Denise trouvèrent Vinçard en grande conférence avec deux messieurs.
-- Ne vous dérangez pas, cria le drapier. Nous ne sommes pas pressés, nous attendrons.
Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant à l'oreille de la jeune fille, il ajouta:
-- Le maigre est au Bonheur second à la soie et le gros est un fabricant de Lyon.
Denise comprit que Vinçard poussait son magasin à Robineau, le commis du Bonheur des
Dames. L'air franc, la mine ouverte, il donnait sa parole d'honneur, avec la facilité d'un
homme que les serments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison était une affaire d'or; et,
dans l'éclat de sa grosse santé, il s'interrompait pour geindre, pour se plaindre de ses
sacrées douleurs, qui le forçaient à manquer sa fortune. Mais Robineau, nerveux et
tourmenté, l'interrompait avec impatience: il connaissait la crise que les nouveautés
traversaient, il citait une spécialité de soie tuée déjà par le voisinage du Bonheur. Vinçard,
enflammé, éleva la voix.
-- Parbleu! la culbute de ce grand serin de Vabre était fatale. Sa femme mangeait tout...
Puis, nous sommes ici à plus de cinq cents mètres, tandis que Vabre se trouvait porte à
porte avec l'autre.
Alors, Gaujean, le fabricant de soie, intervint. De nouveau, les voix baissèrent. Lui,
accusait les grands magasins de ruiner la fabrication française; trois ou quatre lui faisaient
la loi, régnaient en maîtres sur le marché; et il laissait entendre que la seule façon de les
combattre était de favoriser le petit commerce, les spécialités surtout, auxquelles l'avenir
appartenait. Aussi offrait-il des crédits très larges à Robineau.
-- Voyez comme le Bonheur s'est conduit à votre égard! répétait- il. Aucun compte des
services rendus, des machines à exploiter le monde!... La situation de premier vous était
promise depuis longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait du dehors et qui n'avait
aucun titre, l'a obtenue du coup.
La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau. Pourtant, il hésitait à s'établir, il
expliquait que l'argent ne venait pas de lui; c'était sa femme qui avait hérité de soixante
mille francs, et il se montrait plein de scrupules devant cette somme, il aurait mieux aimé,
disait-il, se couper tout de suite les deux poings, que de la compromettre dans de
mauvaises affaires.
-- Non, je ne suis pas décidé, finit-il par conclure. Laissez-moi le temps de réfléchir, nous
en recauserons.
-- Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant son désappointement sous un air
bonhomme. Mon intérêt n'est pas de vendre. Allez, sans mes douleurs...
Et, revenant au milieu du magasin:
-- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Baudu?
Le drapier, qui écoutait d'une oreille, présenta Denise, conta ce qu'il voulut de son
histoire, dit qu'elle avait travaillé deux ans en province.
-- Et, comme vous cherchez une bonne vendeuse, m'a-t-on appris...
Vinçard affecta un grand désespoir.
-- Oh! c'est jouer de guignon! Sans doute, j'ai cherché une vendeuse pendant huit jours.
Mais je viens d'en arrêter une, il n'y a pas deux heures.
Un silence régna. Denise semblait consternée. Alors, Robineau qui la regardait avec
intérêt, apitoyé sans doute par sa mine pauvre, se permit un renseignement.
-- Je sais qu'on a besoin chez nous de quelqu'un, au rayon des confections.
Baudu ne put retenir ce cri de son coeur:
-- Chez vous, ah! non, par exemple!
Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue toute rouge: entrer dans ce grand magasin,
jamais elle n'oserait! et l'idée d'y être la comblait d'orgueil.
-- Pourquoi donc? reprit Robineau surpris. Ce serait au contraire une chance pour
mademoiselle... Je lui conseille de se présenter demain matin à Mme Aurélie, la première.
Le pis qui puisse lui arriver, c'est de n'être pas acceptée.
Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans des phrases vagues: il
connaissait Mme Aurélie, ou du moins son mari, Lhomme, le caissier, un gros qui avait
eu le bras droit coupé par un omnibus. Puis, revenant brusquement à Denise:
-- D'ailleurs, c'est son affaire, ce n'est pas la mienne... Elle est bien libre.
Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçard l'accompagna jusqu'à la porte,
en renouvelant l'expression de ses regrets. La jeune fille était demeurée au milieu du
magasin, intimidée, désireuse d'obtenir du commis des renseignements plus complets.
Mais elle n'osa pas. Elle salua à son tour et dit simplement:
-- Merci, monsieur.
Sur le trottoir, Baudu n'adressa pas la parole à sa nièce. Il marchait vite, il la forçait à
courir, comme emporté par ses réflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui,
lorsqu'un boutiquier voisin, debout sur la porte, l'appela d'un signe. Denise s'arrêta pour
l'attendre.
-- Quoi donc, père Bourras? demanda le drapier.
Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et

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