Au bonheur des dames | Page 3

Emile Zola
mince
encore, avec son visage long à bouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa
chevelure pâle. Et Pépé, également blond, d'un blond d'enfance, se serrait davantage
contre elle, comme pris d'un besoin inquiet de caresses, troublé et ravi par les belles
dames de la vitrine. Ils étaient si singuliers et si charmants, sur le pavé, ces trois blonds
vêtus pauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et ce garçon superbe, que
les passants se retournaient avec des sourires.
Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grande face jaune, debout sur le
seuil d'une boutique, de l'autre côté de la rue, les regardait. C'était là, le sang aux yeux, la
bouche contractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des Dames, lorsque la vue
de la jeune fille et de ses frères avait achevé de l'exaspérer. Que faisaient-ils, ces trois
nigauds, à bâiller ainsi devant des parades de charlatan?
-- Et l'oncle? fit remarquer brusquement Denise, comme éveillée en sursaut.
-- Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit loger par ici.
Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme, ils
aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie: _Au Vieil
Elbeuf draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne_. La maison, enduite d'un

ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui
l'avoisinaient, n'avait que trois fenêtres de façade; et ces fenêtres, carrées, sans persiennes,
étaient simplement garnies d'une rampe de fer, deux barres en croix. Mais, dans cette
nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du
Bonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond,
surmontée d'un entresol très bas, aux baies de prison, en demi- lune. Une boiserie, de la
couleur de l'enseigne, d'un vert bouteille que le temps avait nuancé d'ocre et de bitume,
ménageait, à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l'on
distinguait vaguement des pièces d'étoffe entassées. La porte, ouverte, semblait donner
sur les ténèbres humides d'une cave.
-- C'est là, reprit Jean.
-- Eh bien! il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens, Pépé.
Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsque leur père était mort, emporté
par la même fièvre qui avait pris leur mère, un mois auparavant, l'oncle Baudu, dans
l'émotion de ce double deuil, avait bien écrit à sa nièce qu'il y aurait toujours chez lui une
place pour elle, le jour où elle voudrait tenter la fortune à Paris; mais cette lettre
remontait déjà à près d'une année, et la jeune fille se repentait maintenant d'avoir ainsi
quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle. Celui-ci ne les connaissait
point, n'ayant plus remis les pieds là-bas, depuis qu'il en était parti tout jeune, pour entrer
comme petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par épouser la fille.
-- Monsieur Baudu? demanda Denise, en se décidant enfin à s'adresser au gros homme,
qui les regardait toujours, surpris de leurs allures.
-- C'est moi, répondit-il.
Alors, Denise rougit fortement et balbutia:
-- Ah! tant mieux! ... Je suis Denise, et voici Jean, et voici Pépé... Vous voyez, nous
sommes venus, mon oncle.
Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa face jaune,
ses paroles lentes s'embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cette famille qui
lui tombait sur les épaules.
-- Comment! comment! vous voilà! répéta-t-il à plusieurs reprises. Mais vous étiez à
Valognes! ... Pourquoi n'êtes-vous pas à Valognes?
De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications. Après la mort
de leur père, qui avait mangé jusqu'au dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la
mère des deux enfants. Ce qu'elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à les nourrir
tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateur de meubles anciens;
mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait des
figures dans du bois; même, un jour, ayant découvert un morceau d'ivoire, il s'était amusé
à faire une tête, qu'un monsieur de passage avait vue; et justement, c'était ce monsieur qui

les avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une place pour Jean, chez un
ivoirier.
-- Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en apprentissage, chez son
nouveau patron. On ne me demande pas d'argent, il sera logé et nourri... Alors, j'ai pensé
que Pépé et moi, nous nous tirerions toujours d'affaire. Nous ne pouvons pas être plus
malheureux qu'à Valognes.
Ce qu'elle taisait, c'était l'escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette
noble de la ville, des baisers échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l'avait
déterminée au
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