Armand Durand | Page 5

Madame Leprohon
pas tout-à-fait, comme on va le
voir. La nouvelle mariée avait peu, sinon aucune connaissance sur la
tenue d'un ménage, et c'est ce qu'il y avait de plus malheureux, car la
vieille femme qui avait conduit assez habilement la maison de Durand
depuis la mort de sa mère avait brusquement demandé son congé en
apprenant les prochaines épousailles.
Ce n'est pas que cette bonne dame eût été particulièrement froissée à
l'idée de voir une femme introduite dans l'établissement; mais, suivant
elle, la faute la plus grave qu'avait commise Paul, c'était d'avoir
méconnu les charmes d'une certaine nièce à elle qui pouvait produire à
la fois une jolie figure et une dot confortable, et que la mère Niquette
avait décidé depuis plusieurs mois déjà devoir être une compagne
très-convenable pour lui.
Ayant cet objet en vue, elle avait fait, du matin au soir, l'éloge de
Sophie, de ses qualités intellectuelles et morales, s'attachant
particulièrement à démontrer son habileté à tenir un ménage,--et la
patience avec laquelle Durand écoutait ces panégyriques qu'il
considérait comme des bavardages de commère, l'ayant
malheureusement confirmée dans ses illusions que la belle Sophie
elle-même partageait, elle s'était sentie trop vivement froissée pour
rester plus longtemps dans cette maison après avoir vu ses rêves aussi

cruellement évanouis. Les deux servantes inexpérimentées engagées au
dernier moment pour la remplacer, quoique vigoureuses et pleines de
bonne volonté, étaient tout-à-fait incompétentes,--de sorte que la
nouvelle mariée dut s'en rapporter entièrement à ses propre ressources.
Ayant un vague pressentiment des embarras qui allaient s'en suivre,
Paul avait fait tout son possible pour inviter madame Niquette à rester
à son poste. Il l'avait sollicitée, suppliée, lui offrant ce qui était alors
considéré comme des gages presque fabuleux; mais la vengeance a
quelque chose de doux pour certaines natures, et la vieille gouvernante
ne pouvait pas se priver de cette douceur.
Oubliant la bienveillance et la considération que son maître lui avait
toujours accordées, les cadeaux et les privilèges qu'il lui avait
distribués d'une main très-libérale, elle s'était persuadée qu'on la
traitait avec la plus noire ingratitude et qu'elle figurait dans la maison
un personnage réellement sacrifié.
--Ah! s'était-elle dit en le laissant par un «bonjour, M. Durand» auquel
celui-ci avait répondu avec froideur, ah! mon beau mari, je vous verrai
bientôt me supplier de revenir ici; mais je ne ferai pas cela avant que
vous et votre femme m'ayez longtemps et vivement sollicitée, et quand
je reviendrai, je vous apprendrai à tous deux à respecter la mère
Niquette.
Mais la bonne vieille dame s'était trompée: ni le maître ni sa femme
revinrent la troubler de nouvelles supplications. Bien qu'ayant demeuré
longtemps chez Durand, elle n'avait pu encore pénétrer entièrement
son caractère.
Ainsi que nous l'avons dit en commençant, les femmes dans la famille
Durand avaient toujours été de remarquables ménagères, et pendant le
long règne de la dernière qui avait porté ce nom, la maison de Paul
avait été la mieux conduite, la plus proprement tenue de toutes celles
du village, tandis que les produits de sa laiterie étaient également
renommés pour leur quantité et qualité. Cet état de chose satisfaisant
ne s'était que peu ou point détérioré pendant l'administration de
madame Niquette qui--nous devons lui rendre cette justice--avait veillé
d'aussi près que sa maîtresse au confort de Paul et aux intérêts de

l'établissement. Hélas! sous le régime nouveau, les choses étaient très
différentes, et il était heureux pour le repos d'esprit de la défunte
madame Durand qu'elle n'eût pas connaissance de ce qui se passait
sous le soleil et surtout des détails qui concernaient le ménage de son
fils.
Celui-ci aimait la bonne table et y avait été toujours habitué;
maintenant la soupe était souvent ou brûlée ou trop liquide, le pain sûr
et chargeant, digne du mauvais beurre destiné à être mangé avec lui; et
puis les crêpes friables, les beignets et les délicieuses confitures qui
avaient autrefois si bien orné sa table, n'étaient plus qu'un souvenir du
passé. Cependant, avec toute la générosité d'un noble caractère, il ne
se plaignait ni ne murmurait mais se contentait de temps en temps de
faire en riant quelque remarque sur le sujet, évitant toutefois toute
allusion de ce genre lorsque sa femme paraissait ennuyée ou
embarrassée. La pauvre Geneviève faisait souvent des efforts
surnaturels pour tâcher d'acquérir une petite parcelle des précieuses
connaissances dans lesquelles elle faisait un défaut aussi absolu; mais
les résultats en étaient toujours des échecs décourageants, et elle en
vint graduellement à la conclusion fatale qu'il lui était tout-à-fait
inutile d'essayer. Pour comble de malheur, la soeur de Paul qui avait
récemment perdu son mari, venait d'envoyer une lettre dans laquelle
elle annonçait que sa santé, ébranlée par les chagrins et la fatigue
qu'elle avait éprouvés durant la maladie de son époux, avait besoin
d'un changement d'air, et elle terminait en
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