Armand Durand | Page 4

Madame Leprohon
romans, il sentit le
charme magique de la scène et de la situation aussi vivement que s'il
eut parcouru une demi-douzaine de volumes par semaine.

Son examen fut long et minutieux, enveloppant chaque trait, chaque
détail, même les petits doigts effilés qui retournaient machinalement les
feuilles du livre qu'elle tenait encore entre ses mains et sur lequel ses
yeux étaient restés attachés; puis il se dit à lui-même:
--Comment! une telle jeune fille incapable de se marier faute de dot!
Ah! madame Lubois, nous verrons bien.
Avec la courtoisie et l'aisance de manières que possède généralement
le cultivateur Canadien, quelque pauvre et illettré qu'il soit, il s'assit à
ses côtés sur le banc du jardin.
Et maintenant, si le lecteur a anticipé ou redouté une scène d'amour,
nous nous hâtons de l'assurer qu'il a eu tort, et nous nous contenterons
de dire que lorsque Paul Durand et Geneviève revinrent lentement à la
maison, une demi-heure après, ils étaient fiancés. La vive rougeur
répandue sur le visage de la jeune fille et l'éclat de ses yeux disaient
son bonheur et son émotion; dans l'attitude de Paul, il y avait un
mélange de triomphe honnête tempéré par une tendresse qui donnait
les augures les plus favorables pour leur bonheur futur.
C'étaient cependant des amoureux très-calmes très-peu démonstratifs,
si bien que lorsque M. de Courval les rejoignit soudainement, il ne lui
vint pas à l'idée le plu léger soupçon de l'état réel des choses;
remarquant seulement que Geneviève paraissait plus joyeuse que
d'ordinaire, il invita instamment Durand à l'accompagner à la maison.
Celui-ci accepta l'invitation, et Geneviève, devenue tout-à-coup
inquiète au sujet de ses élèves, retourna au berceau d'où partaient
leurs voix, élevées en ce moment au diapason d'une vive dispute.
Assis dans l'étude de M. de Courval, Durand, sans employer de
circonlocutions, informa son hôte, qui en fut enchanté, de ce qui venait
d'avoir lieu, le priant en même temps de remplir le devoir d'écrire à
madame Lubois pour la mettre au courant de la situation.
--Veuillez lui demander, ajouta-t-il en terminant, de permettre que le
mariage ait lieu le plus tôt possible, et surtout n'oubliez pas de lui dire
que je ne veux pas de dot.

M. de Courval fit ce qu'on lui demandait. Une froide réponse ne tarda
pas à arriver: madame Lubois se contentait de dire «que Geneviève
était bien libre de faire comme bon lui semblait, mais que le parti
qu'elle prenait n'étant pas remarquablement brillant il n'y avait pas
lieu d'y mettre une précipitation immodérée.»
Les intéressés, surtout Durand, furent d'un avis contraire, et deux
semaines après, de bonne heure le matin, l'heureux couple fut marié
dans l'église du village. M. de Courval servait de père à la mariée, M.
Lubois s'étant convaincu qu'il lui était impossible d'aller à Alonville
pour la circonstance. Le déjeuner donné par l'excellent seigneur fut
somptueux, quoiqu'il n'y eut que peu de monde pour le partager; et au
moment du départ, donnant une chaleureuse poignée de main à
Durand:
--N'est-ce pas, lui dit-il, qu'après tout nous nous sommes bien passés de
nos nobles cousins!
Il est probable que c'était la crainte de voir cette parenté réclamée par
les nouveaux mariés qui avait déterminé l'injustifiable indifférence dont
les Lubois avaient fait preuve. «Nous n'irons pas, s'étaient-ils dit avec
aigreur, nous exposer aux incursions de ces campagnards. M. de
Courval peut faire toutes les politesses qu'il lui plaira au fermier
Durand, parce qu'il demeure dans une campagne où la société n'est
pas seulement limitée, mais encore très peu choisie; quant à nous, nous
ne pouvons pas songer à admettre dans notre salon aristocratique un
paysan aux bottes ferrées et aux rustiques manières.»
----

II
Une assez vive jalousie avait éclaté à Alonville à cause de la manière
prompte et inattendue dont le meilleur parti de la paroisse avait été
pour ainsi dire enlevé par une étrangère, et les langues des mères aussi
bien que celles des jeunes filles étaient également actives et sans

miséricorde à dénoncer ce mariage.
--Qu'a-t-il vu dans cette créature au visage de poupée, sans vie et sans
gaieté, qui l'ait séduit à ce point? Qu'est-ce qui a pu l'induire à prendre
en mariage une étrangère, quand il y avait dans son village tant de
jeunes et jolies filles qu'il connaissait depuis la plus tendre enfance?
Elle a de très petits pieds et des mains très-mignonnes, c'est vrai; mais
tout cela est-il bon à quelque chose? Ces mains peuvent-elles
boulanger, filer, traire ou faire quoi que ce soit d'utile? Ah! bien, la
rétribution ne manquera pas d'arriver, et Paul Durand pleurera sous le
sac et la cendre les jolies filles qu'il a laissées de côté pour ce petit
poupon!
Mais toutes ces récriminations et ces prophéties lugubres ne
troublaient en rien la sérénité de ceux qui en étaient l'objet.
Étaient-elles sans fondement? Hélas!
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