Anie | Page 7

Hector Malot
désespérée et farouche, sans sortir, sans vouloir voir personne, trouvant même une sorte de consolation dans son isolement: pourquoi se montrer misérable quand on ne devait pas l'être toujours? Mais avec le temps ses dispositions avaient changé: l'ennui avait pesé sur elle moins lourd, la honte s'était allégée, l'espérance en des jours meilleurs était revenue. D'ailleurs Anie grandissait, et il fallait penser à elle, à son avenir, c'est-à-dire à son mariage.
Si le père acceptait que sa fille d?t travailler pour vivre et par un métier sinon par le talent s'assurer l'indépendance et la dignité de la vie, il n'en était pas de même chez la mère. Pour elle c'était le mari qui devait travailler, non la femme, et lui seul qui devait gagner la vie de la famille. Il fallait donc un mari pour sa fille. Comment en trouver un rue de l'Abreuvoir, où ils étaient aussi perdus qu'ils l'eussent été dans une ?le déserte au milieu de l'Océan? Certainement Anie était assez jolie, assez charmante, assez intelligente pour faire sensation partout où elle se montrerait; mais encore fallait-il qu'on e?t des occasions de la montrer.
Madame Barincq les avait cherchées, et, comme après quinze ans d'interruption il était impossible de reprendre ses relations d'autrefois, dans le monde dont elle avait fait partie, elle s'était contentée de celles que le hasard, et surtout une volonté constamment appliquée à la poursuite de son but pouvaient lui procurer. Après ce long engourdissement elle avait du jour au lendemain secoué son apathie, et dès lors n'avait plus eu qu'un souci: s'ouvrir des maisons quelles qu'elles fussent où sa fille pourrait se produire, et amener chez elle des gens parmi lesquels il y aurait chance de mettre la main sur un mari pour Anie. Comme elle ne demandait à ceux chez qui elle allait ni fortune, ni position, rien qu'un salon dans lequel on dansat, elle avait assez facilement réussi dans la première partie de sa tache; mais la seconde, celle qui consistait à faire escalader les hauteurs de Montmartre à des gens qui n'avaient pas de voitures, et qui pour la plupart même n'usaient des fiacres qu'avec une certaine réserve, avait été plus dure.
Cependant elle était arrivée à ses fins en se contentant de deux soirées par an, fixées à une époque où l'on avait chance de ne pas rester en détresse sur les pentes de Montmartre, c'est-à-dire en avril et en mai, quand les nuits sont plus clémentes, les rues praticables, et alors que le jardin fleuri de la maisonnette donnait à celle-ci un agrément qui rachetait sa pauvreté. L'année précédente quelques personnes de l'espèce de celles qui ne connaissent pas d'obstacles quand au bout elles doivent trouver une distraction, avaient risqué l'escalade, aussi espérait-elle bien que cette année, pour sa première soirée, ses invités seraient plus nombreux encore, et que parmi eux se rencontrerait, un mari pour Anie.

III
Sous le ciel d'un bleu sombre les trois fenêtres du rez-de-chaussée jetaient des lueurs violentes qui se perdaient au milieu des lilas et le long de l'allée dans l'air tranquille du soir, des lanternes de papier suspendues aux branches illuminaient le chemin depuis la loge du concierge jusqu'à la maison, éclairant de leur lumière orangée les fleurs printanières qui commen?aient à s'ouvrir dans les plates-bandes.
Pendant de longues années on était entré directement dans la salle à manger par une porte vitrée s'ouvrant sur le jardin, mais quand madame Barincq avait organisé ses soirées il lui avait fallu un vestibule qu'elle avait trouvé dans la cuisine devenue un hall, comme elle voulait qu'on dit en insistant sur la prononciation ?hole?. Et, pour que cette transformation f?t complète, le hall avait été meublé d'ustensiles plus décoratifs peut-être qu'utiles, mais qui lui donnaient un caractère: dans la haute cheminée rempla?ant l'ancien fourneau, un grand coquemar à biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle; et aux murs des panoplies d'armes de théatre ou d'objets bizarres que les grands magasins vendent aux amateurs atteints du mal d'exotisme.
Quand Barincq entra dans le hall dont la porte était grande ouverte, un feu de fagots venait d'être allumé sous le coquemar; peut-être n'était-il pas très indispensable par le temps doux qu'il faisait, mais il était hospitalier.
Au bruit de ses pas sa fille parut:
--Comme tu es en retard, dit-elle en venant au devant de lui, tu n'as pas eu d'accident?
--J'ai été retenu par Mr Chaberton, répondit-il en l'embrassant tendrement.
--Retenu! dit madame Barincq, survenant, un jour comme aujourd'hui!
Il expliqua par quoi il avait été retenu.
--Je ne te fais pas de reproches, mais il me semble que tu devais expliquer à Mr Chaberton que tu ne pouvais pas rester; ce n'est pas assez de nous avoir laissé ruiner par lui: maintenant, comme un mouton, tu supportes qu'il t'exploite misérablement.
Certes non, elle ne faisait pas de reproches à son mari, seulement depuis vingt ans elle ne
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