d'un merveilleux panorama,--leur seul agrément; celui qui détermine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux à gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isolés de Paris que s'ils habitaient Rouen ou Orléans.
Une de ces maisonnettes était celle de la famille Barincq, mais les charmes de la vue n'étaient pour rien dans le choix que leur avaient imposé les duretés de la vie. Ruinés, expropriés, ils se trouvaient sans ressources, lorsqu'un ami que leur misère n'avait pas éloigné d'eux avait offert la gérance de cette propriété à Barincq, avec le logement dans l'une de ces maisonnettes pour tout traitement; et telle était leur détresse qu'ils avaient accepté; au moins c'était un toit sur la tête; et, avec quelques meubles sauvés du naufrage, ils s'étaient installés là, en attendant, pour quelques semaines, quelques mois.
Semaines et mois s'étaient changés en années, et depuis plus de quinze ans ils habitaient la rue de l'Abreuvoir, sans savoir maintenant s'ils la quitteraient jamais.
Et cependant, à mesure que le temps s'écoulait, les inconvénients de cet isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le père qu'une longue course n'effrayait pas, au moins pour la fille. Quand elle n'était qu'une enfant, peu importait qu'ils fussent isolés de Paris; elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler à la terre, bêcher, ratisser, faire de l'exercice en plein air, avec un horizon sans bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l'esprit, tandis que sa mère la surveillait en rêvant un avenir de justes compensations que la fortune ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son père, revenu du bureau, la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le dessin, la musique, elle n'avait pas besoin d'autres ma?tres; son éducation se poursuivait sans qu'elle conn?t les tristesses et les dégo?ts de la pension ou du couvent.
Mais il était arrivé un moment où les le?ons paternelles ne suffisaient plus; il fallait se préparer à gagner sa vie, et que ce qui avait été jusque-là agrément devint métier. Elle était entrée dans l'atelier Julian, et chaque jour, par quelque temps qu'il f?t, pluie, neige, verglas, elle avait d? descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins glissants ou boueux, jusqu'au passage des Panoramas. Longue était la course, plus dure encore. Son père la conduisait d'une main, la couvrant de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l'autre portant le petit panier dans lequel était enveloppé le déjeuner qu'elle mangerait à l'atelier: deux oeufs durs, ou bien une tranche de viande froide, un morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent à son bureau, il ne pouvait pas toujours la ramener; alors elle revenait seule.
Quel souci et quelle inquiétude pour un père et une mère élevés avec des idées bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de Paris; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant par la séduction de ses vingt ans que par l'originalité de la tenue qu'elle avait adoptée, sans que ni l'un ni l'autre eussent l'énergie de la lui interdire: une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le noeud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un gilet, et pour coiffure un béret, ce béret que Belmanières lui avait reproché.
Sans doute, ce costume qui s'écartait des banalités de la mode était bien original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait passer nulle part inaper?ue; mais comment le lui défendre! La mère était fière de la voir ainsi habillée et trouvait qu'aucune fille n'était comparable à la sienne; le père, ému. N'était-ce pas, en effet, à quelques modifications près, pour le féminiser, le costume du pays natal? quand il la regardait à quelques pas devant lui, svelte et dégagée, marcher avec la souplesse et la légèreté qui sont un trait de la race, son coeur s'emplissait de joie, et il ne pouvait pas la gronder parce qu'elle était fidèle à son origine: il avait voulu qu'elle s'appelat Anie qui était depuis des siècles le nom des filles a?nées dans sa famille maternelle, et à Paris Anie était une sorte de panache tout comme le béret bleu.
Ce n'était pas seulement cette course du matin et du soir qui rendait la rue de l'Abreuvoir difficile à habiter, c'était aussi l'isolement dans lequel elle pla?ait la mère et la fille pour tout ce qui était relations et invitations. Comment rentrer le soir sur ces hauteurs au pied desquelles s'arrêtent les omnibus! Comment demander aux gens de vous y rendre les visites qu'on leur a faites!
Pendant les premières années qui avaient suivi leur ruine, madame Barincq ne pensait ni aux relations, ni aux invitations; écrasée par cette ruine, elle restait enfermée dans sa maisonnette,
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