tu admires si
fort, et comme je balbutiais je ne sais quoi pour expliquer ma
distraction, il croisa les bras, et me dit avec son sérieux railleur:
--C'est cela.
Sans haine et sans amour, tu vivais pour penser.
Je restai moitié fâché, moitié confus. Aurait-il deviné? Alors pourquoi
se moquer de moi? Est-ce ma faute, si ma pauvre âme s'égare dans un
paradis de rêveries?
Je t'embrasse.
Maurice.
(Mina Darville à son frère)
À quoi sert-il de chasser aux chimères, ou plutôt pourquoi n'en pas faire
des réalités? Va trouver M. de Montbrun, et--puisqu'il faut te suggérer
les paroles, dis-lui:--«Je l'aime, ayez pitié de moi.»
Ce n'est pas plus difficile que cela. Mais maîtrise tes nerfs, et ne va pas
t'évanouir à ses pieds. Il aime les tempéraments bien équilibrés.
Je le sais par coeur, et ce qu'il va se demander, ce n'est pas absolument
si tu es amoureux au degré extatique, si tu auras de grands succès, mais
si tu es de force à marcher, coûte que coûte, dans le sentier du devoir.
Compte qu'il tirera ton horoscope d'après ton passé. Il n'est pas de ceux
qui jugent que tout ira droit parce que tout a été de travers.
Tu dis que je le connais mieux que toi. Ce doit être, car je l'ai beaucoup
observé.
J'avoue que je le mettrais sans crainte à n'importe quelle épreuve, et
pourtant, c'est une chose terrible d'éprouver un homme. Remarque que
ce n'est pas une femme qui a dit cela. Les femmes, au lieu de médire de
leurs oppresseurs, travaillent à leur découvrir quelques qualités, ce qui
n'est pas toujours facile.
Quant à M. de Montbrun, on voit du premier coup d'oeil qu'il est
parfaitement séduisant, et c'est bien quelque chose, mais il a des idées à
lui.
Ainsi je sais qu'à l'approche de son mariage, quelqu'un s'étant risqué à
lui faire des représentations sur son choix peu avantageux selon le
monde, il répondit, sans s'émouvoir du tout, que sa future avait les deux
ailes dont parle l'Imitation: la simplicité et la pureté; et que cela lui
suffisait parfaitement.
On se souvient encore de cet étrange propos. Tu sais qu'il se lassa vite
d'être militaire pour la montre, et se fit cultivateur. Il a prouvé qu'il
n'entendait pas non plus l'être seulement de nom.
Angéline m'a raconté que le jour de ses noces, son père alla à son
travail. Oui, mon cher,--c'est écrit dans quelques pages intimes que
Mme de Montbrun a laissées--dans la matinée il s'en fut à ses champs.
C'était le temps des moissons, et M. de Montbrun était dans sa première
ferveur d'agriculture. Pourtant, si tu veux réfléchir qu'il avait vingt-trois
ans, et qu'il était riche et amoureux de sa femme, tu trouveras la chose
surprenante.
Ce qui ne l'est guère moins, c'est la conduite de Mme de Montbrun.
Jamais elle n'avait entendu dire qu'un marié se fût conduit de la sorte;
mais après y avoir songé, elle se dit qu'il est permis de ne pas agir en
tout comme les autres, que l'amour du travail, même poussé à l'excès,
est une garantie précieuse, et que s'il y avait quelqu'un plus obligé que
d'autres de travailler, c'était bien son mari, robuste comme un chêne.
Tout cela est écrit.
D'ailleurs, pensa-t-elle, «un travailleur n'a jamais de migraines ni de
diables bleus». (Mme de Montbrun avait un grand mépris pour les
malheureux atteints de l'une ou l'autre de ces infirmités, et
probablement qu'elle eût trouvé fort à redire sur un gendre qui s'égare
dans un paradis de rêveries.)
Quoi qu'il en soit, prenant son rôle de fermière au sérieux, elle alla à sa
cuisine, où à défaut de brouet noir dont la recette s'est perdue, elle fit
une soupe pour son seigneur et maître, qu'elle n'était pas éloignée de
prendre pour un Spartiate ressuscité, et la soupe faite, elle trouva
plaisant d'aller la lui porter.
Or, un des employés de son mari la vit venir, et comme il avait une
belle voix, et l'esprit d'à propos, il entonna allègrement:
Tous les chemins devraient fleurir, Devraient fleurir, devraient germer
Où belle épousée va passer.
M. de Montbrun entendit, et comme Cincinnatus, à la voix de l'envoyé
de Rome, il laissa son travail. Son chapeau de paille à la main, il
marcha au devant de sa femme, reçut la soupe sans sourciller, et
remercia gravement sa ménagère qu'il conduisit à l'ombre. S'asseyant
sur l'herbe, ils mangèrent la soupe ensemble, et Mme de Montbrun
assurait qu'on ne fait pas deux fois dans sa vie un pareil repas.
Ceci se passait il y a dix-neuf ans, mais alors comme aujourd'hui, il y
avait une foule d'âmes charitables toujours prêtes à s'occuper de leur
prochain.
L'histoire des noces fit du bruit, on en fit cent railleries, ce qui amusa
fort les auteurs du scandale.
Un peu plus
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