Angéline de Montbrun | Page 3

Laure Conan
du plus honnête homme de mon pays.
Oui, c'est bien vrai qu'il tient ton sort dans ses mains. Ah! dis-tu, s'il ne
s'agissait que de la mériter? Es-tu sûr de n'avoir pas ajouté en
toi-même:
Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans...
Quel dommage que le temps de la chevalerie soit passé! Angéline aime
les vaillants et les grands coups d'épée.
Pendant les quatre mois qu'elle a passés au couvent lors du voyage de
son père, nous allions souvent nous asseoir sous les érables de la cour
des Ursulines; et là nous parlions des chevaliers. Elle aimait
Beaumanoir,--celui qui but son sang dans le combat des Trente,--mais
sa plus grande admiration était pour Duguesclin. Elle aimait à rappeler
qu'avant de mourir, le bon connétable demanda son épée pour la baiser.
Vraiment, c'est dommage que nous soyons dans le dix-neuvième siècle:
j'aurais attaché à tes larmes les couleurs d'Angéline; puis, au lieu d'aller
te conduire au bateau, je t'aurais versé le coup de l'étrier, et je serais
montée dans la tour solitaire, où un beau page m'apporterait les
nouvelles de tes hauts faits.
Au lieu de cela, c'est le facteur qui m'apporte des lettres où tu
extravagues, et c'est humiliant pour moi la sagesse de la famille. Tu
sais que M. de Montbrun me demande souvent, comme Louis XIV à
Mme de Maintenon: «Qu'en pense votre solidité?» Toi, tu ne sais plus
me rien dire d'agréable, et le métier de confidente d'un amoureux est le
plus ingrat qui soit au monde.
Mille tendresses trop tendres à Angéline, et tout ce que tu vaudras à son

père. Dis-lui que je le soupçonne de songer à sa candidature, et un
candidat, c'est une vanité.
Je fais des voeux pour que tu continues à ne rien renverser à table.
J'appréhendais des dégâts.
Ne tarde pas davantage à poser la grande question. Aie confiance. Il ne
peut oublier de qui tu es fils, et bien sûr qu'il n'est pas sans penser à
l'avenir de sa fille, qui n'a que lui au monde.
Mon cher, la maison est bien triste sans toi.
Je t'embrasse.
Mina.
P.S.--Le docteur L..., qui flaire quelque chose, est venu pour me faire
parler; mais je suis discrète. Je lui ai seulement avoué que tu m'écrivais
avoir perdu le sommeil.
--Miséricorde, m'a-t-il dit, il faut lui envoyer des narcotiques, vous
verrez qu'il s'oubliera jusqu'à donner une sérénade.
Et le docteur entonna de son plus beau fausset:
Tandis que dans les pleurs en priant, moi, je veille, Et chante dans la
nuit seul, loin d'elle, à genoux...
Pardonne-moi d'avoir ri. Tu as peut-être la plus belle voix du pays,
mais prends garde, M. de Montbrun dirait:
Le vent qui vient à travers la montagne...
Achève, et crois-moi, n'ouvre pas trop ta fenêtre aux vagues rumeurs de
la nuit: tu pourrais t'enrhumer, ce qui serait dommage. Si absolument tu
ne peux dormir, eh! bien, fais des vers. Nous en serons quittes pour les
jeter au feu à ton retour.
M.

(Maurice Darville à sa soeur)
Chère Mina,
Tu feins d'être ennuyée de mes confidences, mais si je te prenais au
mot... comme tu déploierais tes séductions que de câlineries pour
m'amener à tout dire! Pauvre fille d'Ève!...
Mais ne crains rien. Je dédaigne les vengeances faciles.
D'ailleurs, mon coeur déborde. Mina, je vis sous le même toit qu'elle,
dans la délicieuse intimité de la famille; et il y a dans cette maison
bénie un parfum qui me pénètre et m'enchante.
Je me sens si différent de ce que j'ai coutume d'être. La moindre chose
suffit pour m'attendrir, me toucher jusqu'aux larmes. Mina, je voudrais
faire taire tous les bruits du monde autour de ce nid de mousse, et y
aimer en paix.
Qu'elle est belle! il y a en elle je ne sais quel charme souverain qui
enlève l'esprit. Quand elle est là, tout disparaît à mes yeux, et je ne sais
plus au juste s'il est nuit ou s'il est jour.
On dit l'homme profondément égoïste, profondément orgueilleux,
quelle est donc cette puissance de l'amour qui me ferait me prosterner
devant elle? qui me ferait donner tout mon sang pour rien--pour le seul
plaisir de le lui donner?
Tout cela est vrai. Ne raille pas, Mina, et dis-moi ce qu'il faut dire à son
père. Tu le connais mieux que moi, et je crains tant de mal m'y prendre,
de l'indisposer. Puis, il a dans l'esprit une pointe de moquerie dont tu
t'accommodes fort bien, mais qui me gêne, moi qui ne suis pas railleur.
Tantôt, retiré dans ma chambre pour t'écrire, j'oubliais de commencer.
Le beau rêve si doux à rêver m'absorbait complètement, et je fus bien
surpris d'apercevoir M. de Montbrun, qui était entré sans que je m'en
fusse aperçu, et debout devant moi, me regardait attentivement.

Il accueillit mes excuses avec cette grâce séduisante que
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