Andre | Page 4

George Sand
que, par goût pour les raffinements de la civilisation, son fils
ne l'entraînât à de grandes dépenses au dehors. Ce goût ne pouvait être éclos dans la tête
inexpérimentée d'André; et d'ailleurs le marquis avait pour point d'honneur d'aller, en fait
d'argent, au-devant de toutes les fantaisies de ce fils opprimé et chéri. C'est ce qui faisait
dire à toute la province qu'il n'était pas au monde de jeune homme plus heureux et mieux
traité que l'héritier des Morand; mais qu'il jouissait d'une mauvaise santé et qu'il était
doué d'un caractère morose. S'il vivait, disait-on, il ne vaudrait jamais son père.
M. de Morand craignait qu'entraîné par les séductions d'un monde plus brillant, son fils
ne secouât entièrement le joug, et que non-seulement il ne revînt plus partager sa vie,
mais qu'il s'avisât encore de vendre sa maison héréditaire et d'aliéner ses rentes
seigneuriales. Quoique le marquis se fût quelque peu entaché de libéralisme dans la
société des chasseurs et des buveurs roturiers qu'il appelait à sa table, il tenait secrètement
à ses titres, à sa gentilhommerie, et n'affectait le dédain de ces vanités que dans
l'espérance de leur donner plus de lustre aux yeux des petits. Lorsqu'il rentrait le soir
après la chasse, il entendait, avec un certain orgueil, l'amble serré de sa petite jument
retentir sous la herse délabrée de son château; lorsque du sommet d'une colline boisée il

comptait sur ses doigts, d'un air recueilli, la valeur de chacun des arbres d'élite marqués
pour la cognée, il jetait un regard d'amour sur ses tourelles à demi cachées dans la cime
des bois, et son front s'éclaircissait comme au retour d'une douce pensée.

II.
Au profond ennui qui rongeait André, l'attente d'une femme selon son coeur venait,
depuis quelque temps, mêler des souffrances et des douceurs plus étranges. Il est à croire
que rien d'impur n'aurait pu germer dans cette âme neuve, rien de laid se poser dans cette
jeune imagination, et que sa péri enfin était belle comme le jour. Autrement se serait-il
pris à pleurer si souvent en songeant à elle? l'aurait-il appelée avec tant d'instances et de
doux reproches, l'ingrate qui ne voulait pas descendre du ciel dans ses bras? serait-il resté
si tard le soir à l'attendre dans les prés humides de rosée? se serait-il éveillé si matin pour
voir lever le soleil, comme si un de ses rayons allait féconder les vapeurs de la terre et en
faire sortir un ange d'amour réservé à ses embrassements?
On le voyait partir pour la chasse, mais revenir sans gibier. Son fusil lui servait de
prétexte et de contenance; grâce à ce talisman, le jeune poëte traversait la campagne et
bravait les rencontres, sans danger d'être pris pour un fou; il cachait son sentiment le plus
cher avec un volume de roman dans la poche de sa blouse; puis, s'asseyant en silence
dans les taillis, gardiens du mystère, il s'entretenait de longues heures avec Jean-Jacques
ou Grandisson, tandis que les lièvres trottaient amicalement autour de lui et que les grives
babillaient au-dessus de sa tête, comme de bonnes voisines qui se font part de leurs
affaires.
A mesure que les vagues inquiétudes de la jeunesse se dirigeaient vers un but appréciable
à l'esprit sinon à la vue du solitaire André, sa tristesse augmentait; mais l'espérance se
développait avec le désir; et le jeune homme, jusque-là morose et nonchalant,
commençait à sentir la plénitude de la vie. Son père tirait bon augure de l'activité des
jambes du chasseur, mais il ne prévoyait pas que cette humeur vagabonde aurait pu
changer André en hirondelle si la voix d'une femme l'eût appelé d'un bout de la terre à
l'autre.
André était donc devenu un marcheur intrépide, sinon un heureux chasseur. Il ne trouvait
pas de solitude assez reculée, pas de lande assez déserte, pas de colline assez perdue dans
les verts horizons, pour fuir le bruit des métairies et le mouvement des cultivateurs. Afin
d'être moins troublé dans ses lectures, il faisait chaque jour plusieurs lieues à travers
champs, et la nuit le surprenait souvent avant qu'il eût songé à reprendre le chemin du
logis.
Il y avait à trois lieues du château de Morand une gorge inhabitée où la rivière coulait
silencieusement entre deux marges de la plus riche verdure. Ce lieu, quoique assez voisin
de la petite ville de L..., n'était guère fréquenté que par les bergeronnettes et les merles
d'eau; les terres avoisinantes étaient sévèrement gardées contre les braconniers et les
pêcheurs; André seul, en qualité de chasseur inoffensif, ne donnait aucun ombrage au
garde et pouvait s'enfoncer à loisir dans cette solitude Charmante.

[Illustration: Son fusil lui servait de prétexte et de contenance.]
C'est là qu'il avait fait ses plus chères lectures et ses plus doux rêves. Il y avait évoqué les
ombres de ses héroïnes
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