Amours fragiles | Page 9

Victor Cherbuliez
papier.?
Mme de Penneville s'approcha du marquis, caressa doucement ses cheveux blancs, et lui passant ses bras autour du cou:
?Vous ��tes si habile! vous avez l'esprit si d��li��! On assure que vous avez rempli autrefois des missions infiniment d��licates, dont vous vous ��tes acquitt�� �� votre gloire.
--Caline, n��gocier avec un gouvernement est chose plus ais��e que de traiter avec un amoureux conduit par une intrigante.
--Vous ne me ferez jamais croire que rien vous soit impossible.
--Tu as jur�� de me piquer au jeu, lui dit-il. Et bien! soit, l'entreprise m��rite d'��tre tent��e. Mais, �� propos, as-tu d��j�� r��pondu �� la formidable ��p?tre que tu viens de me lire?
--Je n'ai rien voulu faire sans m'��tre concert��e avec vous.
--Tant mieux, rien n'est compromis, l'affaire est enti��re. Allons, je te dirai demain si je me d��cide �� partir pour Lausanne.?
La comtesse remercia chaudement M. de Miraval. Elle le remercia plus chaudement encore le lendemain, quand il lui annon?a qu'il avait pris son parti et qu'il la priait de le faire conduire �� la gare. Elle l'accompagna pour s'assurer qu'il ne se ravisait pas, et elle lui dit en chemin:
?Voil�� un voyage que toutes les m��res de famille glorifieront; mais, s'il vous pla?t, quand vous serez l��-bas, donnez-moi souvent de vos nouvelles.
--Oui, je t'en donnerai, r��pondit-il, mais �� une condition.
--Laquelle?
--C'est que tu ne croiras pas un mot de ce que je t'��crirai.
--Que voulez-vous dire?
--J'exige aussi, continua-t-il, que tu me r��pondes comme si tu me croyais et que tu envoies mes lettres �� Horace, en lui recommandant le secret.
--Je vous comprends de moins en moins.
--Qu'est-ce donc qu'une femme qui ne comprend pas? Les lettres ostensibles, c'est le fond de la diplomatie. Apr��s tout, il n'est pas n��cessaire que tu me comprennes; l'essentiel est que tu te conformes scrupuleusement �� mes instructions. Adieu, ma ch��re! je m'en vais o�� m'envoient le ciel et tes chatteries. Si je ne r��ussis pas, cela prouvera que nos amis les r��publicains ont eu raison de me mettre �� la retraite.?
Cela dit, il embrassa sa ni��ce et monta en wagon. Vingt-quatre heures plus tard, il arrivait �� Lausanne, o�� son premier soin fut, apr��s avoir retenu une chambre �� l'h?tel Gibbon, de se procurer tout un attirail de p��che. L��-dessus, fatigu�� du voyage, il dormit six heures durant. D��s qu'il se fut r��veill��, il d?na, et, d��s qu'il eut d?n��, il se fit conduire en voiture �� la pension Vallaud, situ��e �� vingt minutes de Lausanne, sur le penchant de l'un des plus beaux coteaux du monde. Cette charmante villa, convertie depuis peu en h?tellerie, se composait d'une maison commune, o�� le comte de Penneville occupait un appartement, et d'un joli chalet isol�� qu'habitaient Mme Corneuil et sa m��re. Le chalet et la maison commune ��taient s��par��s ou, si l'on aime mieux, r��unis par un grand parc bien ombrag��, qu'Horace traversait plusieurs fois par jour en se disant: ?Quand donc vivrons-nous sous le m��me toit?? Mais il faut savoir attendre son bonheur.
En ce moment, Horace, la plume �� la main, travaillait �� sa grande Histoire des Hycsos ou des Pasteurs ou des Impurs, c'est-��-dire de ces terribles nomades chanan��ens qui, deux mille ans avant l'��re chr��tienne, d��rang��s dans leurs campements par les invasions ��lamites des rois Chodornakhounta et Chodormabog, envahirent �� leur tour la vall��e du Nil, la mirent �� feu et �� sang et occup��rent pendant plus de cinq si��cles le centre et le nord de l'��gypte. Fort de son ��rudition, riche de documents nouveaux p��niblement recueillis par lui, il avait entrepris de d��montrer par des t��moignages irr��fragables que le Pharaon sous lequel Joseph devint ministre ��tait bien Apophis ou Ap��pi, roi des Hycsos, et il se flattait de le prouver si bien que d��sormais il serait impossible aux esprits les plus pr��venus de soutenir le contraire. Quelques mois auparavant, il avait envoy��, du Caire �� Paris, les premiers chapitres de son histoire, dont lecture fut faite �� l'Institut; sa th��se avait scandalis�� quelques ��gyptologues; d'autres y trouvaient du bon, et l'un d'eux lui avait ��crit �� ce propos: ?Voil�� un d��but qui promet. Macte animo, generose puer.?
V��tu d'une sorte de burnous en laine blanche, le cou libre, les cheveux en d��sordre, il ��tait accoud�� sur une table ronde, en face d'une ��critoire dont le couvercle ��tait surmont�� d'un sphinx, et sa figure exprimait le contentement du coeur uni �� la parfaite s��r��nit�� de la conscience. Au milieu de la table s'��panouissait une belle rose pourpre, presque noire, qu'il avait mise tremper dans un verre et dans laquelle une statuette en fa?ence bleue, qui repr��sentait une d��esse ��gyptienne au visage de chatte, plongeait indiscr��tement, sans se d��rider, son museau r��barbatif. Horace contemplait par instants ce museau, qui lui ��tait cher, et cette rose, que Mme Corneuil avait cueillie pour lui il n'y avait pas une heure; par instants aussi, tournant ses yeux
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