Amours fragiles | Page 6

Victor Cherbuliez
l'armoire K et la vitrine Q de la salle des monuments religieux. Ce n'est pas
ma faute; ce n'est pas moi qui l'ai fait.
«Ce jeune homme vraiment extraordinaire n'a jamais été amoureux que de la déesse Isis,
femme et soeur d'Osiris; c'est la seule intrigue compromettante qu'il ait à sa charge. Il ne
s'est jamais intéressé qu'aux événements qui ont bien pu se passer sous le règne de
Sésostris le Grand; les discussions les plus passionnées de nos députés et jusqu'aux gros
mots qu'ils peuvent se dire lui ont toujours paru fades auprès de l'histoire intime des
Pharaons. A tous les divertissements que tu lui as jamais proposés, il préférait un papyrus
monté sur toile ou sur carton, un masque de momie, l'épervier, symbole des âmes, ou un
joli scarabée doré, emblème de l'immortalité. J'en parle en connaissance de cause: il
m'honorait de ses confidences. La dernière fois que je le vis, il m'en souviendra
longtemps, je le trouvai enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes
rétrogrades et orné de figures au trait. Il témoigna quelque humeur d'être troublé dans son
voluptueux tête-à-tête. En haut du manuscrit, on voyait un héroïne au visage jaune, aux
cheveux peints en bleu, au front orné d'un bouton de lotus et d'un grand cône blanc. Je
posai le doigt sur une des colonnes rétrogrades, et je dis à ce cher enfant: «Grand
déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire?» Il me répondit sans se fâcher: «Mon
cher oncle, ce grimoire, qui, ne vous en déplaise, est fort limpide et de la plus haute
importance, signifie que l'intendant des troupeaux d'Ammon, grammate principal,
Amen-Heb le véridique, et sa femme qui l'aime, la dame qui fait toutes ses délices,
Amen-Apt la véridique, présentent leurs hommages à Osiris, habitant la région
occidentale, seigneur des temps, à Ptah-Sokari, seigneur du tombeau, et au grand Tum,
qui a fait le ciel et créé les essences qui sortent de la terre...» Je l'écoutais avec tant
d'intérêt que le lendemain il pensa m'obliger en m'envoyant toute l'histoire d'Amen-Heb
couchée par écrit. Je la relis une fois chaque année à la Saint-Horace. M'accusera-t-on de
négliger mes devoirs de grand-oncle?
«Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. De quoi te plains-tu donc?
Voilà un garçon à demi sauvé. C'est le Ciel qui l'a adressé à Mme Corneuil; elle lui
apprendra beaucoup de choses qu'il ignora et lui en fera désapprendre beaucoup d'autres:
il boira dans ses beaux yeux l'oubli d'Aménophis III, de la dix-huitième dynastie,
d'Amen-Apt la véridique et de l'homme au grand cône blanc. Ne lui envie pas ses tardifs
plaisirs, sans compter qu'il est bon d'être charitable envers une pauvre garde-malade. Lui
feras-tu un crime, à cette sainte femme, de se délasser de ses fatigues dans la société d'un
beau jeune homme qui lui dit des douceurs en l'aidant à préparer ses tisanes? Tout est
pour la mieux, ma chère Mathilde. Puisque l'occasion se présente de t'en faire l'aveu,
j'étais un peu mortifié de penser qu'Horace, mon futur héritier, avait attrapé l'âge de
vingt-huit ans sans que personne lui connût une maîtresse; son aventure me réjouit fort, et
je suis bien tenté de faire mettre la chose dans les journaux. Mais toi-même, conviens-en...
Les mères ont beau s'en défendre, rien ne les humilie tant que d'avoir un fils à qui le
monde reproche d'être trop sage; c'est un affront qu'on leur fait et qu'elles ont peine à
digérer. Dieu bénisse Mme Corneuil! La déesse Isis a trouvé à qui parler. Écris-moi
incontinent que j'ai rencontré juste et que, toute réflexion faite, tu es aussi contente que
moi.»
Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte réponse que voici:

«Mon cher oncle, votre lettre et les renseignements que vous avez eu l'obligeance de me
procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne doutez pas un seul instant que le jeune homme
qui s'est brouillé avec Mme Corneuil n'ait dit vrai; c'est à une intrigante que nous avons
affaire. Pourquoi faut-il qu'Horace se soit laissé prendre dans ses filets? Depuis que j'ai eu
le malheur de perdre mon mari, vous avez été dans tous les cas importants mon seul
conseil et mon suprême recours. Jamais je n'ai eu plus besoin de votre assistance. Je sais
qu'il est cruel de vous arracher à votre cher Paris; mais je connais vos bons sentiments à
mon égard, votre sollicitude pour les intérêts de notre famille, votre amitié presque
paternelle pour ce pauvre et absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à
Vichy; nous aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends.»
Mme de Penneville avait raison de croire qu'il en coûtait à son oncle de quitter Paris;
depuis qu'il n'était plus diplomate, il ne pouvait se souffrir ailleurs. Dans les mois
brûlants de l'été, alors que
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