Amours fragiles | Page 8

Victor Cherbuliez
les bords du lac Léman, dans une pension située à quelques pas de Lausanne, et que, si le comte de Penneville s'y présentait, il n'aurait pas besoin de frapper deux fois à la porte pour qu'elle s'ouvrit. Il était parti comme une flèche, il était accouru d'une seule traite à Lausanne. Il avait écrit de là à Mme de Penneville une lettre de douze pages, où il lui racontait son heureuse aventure avec des effusions de tendresse et de joie bien propres à la désespérer.
L'oncle et la nièce employèrent toute leur soirée à causer, à délibérer, à discuter. Comme il arrive d'ordinaire en pareil cas, on répétait jusqu'à vingt fois les mêmes choses; cela n'avance à rien, mais cela soulage. M. de Miraval, qui prenait rarement les choses au tragique, s'appliquait à consoler la comtesse; elle était inconsolable.
?En bonne foi, disait-elle, pouvez-vous espérer que j'envisage de sang-froid la perspective d'avoir pour bru une créature sortie on ne sait d'où, la fille d'un homme taré, une demoiselle de rien, qui a épousé un homme de peu et qui s'en est séparée pour aller courir la bague à Paris, une femme dont le nom a tra?né dans la _Gazette des tribunaux_, une femme qui décrit des brouillards, qui compose des sonnets et qui, j'en suis certaine, a eu dix aventures au moins?
--Je ne sais pas si le compte y est, répondait le marquis, mais il est certain qu'on a dit longtemps avant nous que les êtres les plus dangereux de cet univers sont les serpents à sonnettes et les femmes à sonnets. Il y a dix à parier contre un que celle-ci est une intrigante et que voilà une affaire bien désagréable.
--Horace, désolant Horace, s'écriait la comtesse, quel chagrin tu me causes! Ce cher gar?on a le coeur le plus noble, le plus généreux; par malheur, il n'a jamais eu le sens commun; mais pouvais-je m'attendre?...
--Hélas! oui, il fallait s'y attendre, interrompait le marquis. On ne saurait trop se défier des sagesses précoces; elles finissent souvent par des catastrophes. Je t'ai dit cent fois, ma chère Mathilde, que ton fils m'inquiétait, qu'il nous ménageait quelque facheuse surprise. Nous naissons tous avec un certain fonds de folie à dépenser; heureux qui le dépense en détail dans sa jeunesse! Horace a tout gardé jusqu'à vingt-huit ans, capital et intérêts, et voilà, le beau fruit de ses économies. Les petites folies multipliées sauvent des grandes; quand on n'en fait qu'une, elle est presque toujours énorme et le plus souvent irréparable. J'ai su me servir de ma jeunesse, moi qui te parle; j'aurais cru manquer à mes devoirs les plus sacrés si je l'avais laissée en friche. A vingt-deux ans, les femmes n'avaient plus grand'chose à m'apprendre; je savais par coeur ce bel animal.
--Ah! mon oncle, permettez! s'écria la comtesse un peu scandalisée.
--Mille excuses. Je voulais seulement te faire entendre que, grace à des expériences répétées, j'avais terminé mon apprentissage avant l'age où l'on se marie, et que, si j'avais rencontré une Mme Corneuil, je me serais donné beaucoup de peine pour lui plaire; mais du diable si j'aurais songé à l'épouser!?
Mme de Penneville présenta au marquis une tasse de thé, qu'elle avait sucrée de sa blanche main, et elle lui dit d'une voix caressante:
?Mon cher oncle, vous seul pouvez nous sauver.
--Et le moyen? demanda-t-il.
--Horace a pour vous tant de respect, tant de déférence! Vous avez toujours exercé une grande autorité sur lui.
--Bah! nous ne vivons plus sous le régime autoritaire.
--Aussi bien, vous lui avez toujours permis de se considérer comme votre héritier; cela vous crée des droits, ce me semble.
--Allons donc! les gar?ons qui comme ton fils voyagent dans les espaces renoncent facilement à un héritage. Qu'est-ce que cent mille livres de rente au prix d'un joli scarabée, emblème de l'immortalité?
--Mon oncle, mon cher oncle, je suis persuadée que, si vous consentiez à partir pour Lausanne...?
Le marquis fit un bond:
?Seigneur Dieu! dit-il, Lausanne est bien loin.?
Et il poussa un soupir en pensant à la terrasse de son cercle.
?Résignez-vous à cette corvée, et je vous en serai à jamais reconnaissante. Vous ferez entendre raison à ce cher enfant.
--Ma chère Mathilde, je relis quelquefois mes poètes latins. J'en connais un qui a dit que le propre de l'amour est de déraisonner, et que prêcher la raison à un amoureux, autant vaut lui demander d'extravaguer avec sagesse, ut cum ratione insaniat.
--Horace a du coeur. Vous lui représenterez que ce mariage me réduirait au désespoir.
--Il s'en doute, ma chère, puisqu'il n'a pas osé venir t'embrasser en arrivant d'égypte, et sois s?re qu'il ne viendra pas avant que tu lui aies donné ton consentement. On a beau aimer et respecter sa mère, quand un homme est vraiment allumé... Et il l'est bien, juste ciel! Sa lettre en fait foi; c'est une prose qui sent la fièvre et qui br?le le
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