Amours fragiles | Page 4

Victor Cherbuliez
disent-ils? les documents humains, et il para?t que personne ne s'en était avisé jusqu'aujourd'hui, pas même mon vieil ami Fielding, que je relis tous les ans. Documentez à votre aise, mes enfants, et allez d?ner chez Mme Corneuil, qui ne re?oit que les gens qui documentent. Je n'aime pas beaucoup les pédants sérieux, mais j'ai la sainte horreur de la pédanterie appliquée à la babiole; n'étant plus jeune, je suis de l'avis de Voltaire, qui n'aimait pas qu'on discutat pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être remarqué légèrement.
?Le roman de Mme Corneuil, j'ai regret à le dire, tomba tout à plat; encore prétend-on qu'il y avait un teinturier. Elle tacha de se rattraper sur les vers et publia un volume de sonnets; il n'était pas question là dedans de M. Corneuil; c'étaient des vers écrits au courant de la plume, mais d'une plume taillée par un ange, et pleins des sentiments les plus exquis, les plus suaves, les plus raffinés. Règle générale, quand les femmes séparées font des sonnets, ces sonnets sont toujours sublimes. Malheureusement le sublime ne se vend guère; ce fut un cruel chagrin pour Mme Corneuil, qui du coup se brouilla avec la muse et congédia son teinturier.
?Tous les grands artistes, Mozart comme M. de Talleyrand, Rapha?l comme M. de Bismarck, ont eu plusieurs manières. Mme Corneuil jugea à propos de changer la sienne. Elle réforma son train de maison, sa cuisine, son mobilier et ses toilettes. Son humeur tourna au grave; elle se prit d'un go?t subit pour les tons neutres, pour les conversations sévères, pour la métaphysique et pour les rubans feuille-morte. Cette belle blonde s'aper?ut qu'elle ne valait tout son prix qu'en se détachant en demi-teinte dans un salon meublé de gens sérieux. Elle s'imposa la tache d'épurer le sien; elle mit tout doucement à la porte la plupart de ses petits messieurs, les plus bruyants du moins, ceux qui fréquentaient les coulisses et qui aimaient à conter des histoires grasses. Elle s'était dégo?tée du tapage; elle avait découvert que la considération vaut mieux, f?t-elle achetée par un peu d'ennui. Elle s'effor?a d'attirer chez elle des hommes posés, des personnages, et surtout des femmes irréprochables. C'était difficile; mais, avec un peu de travail et beaucoup de persévérance, une ambitieuse qui ne craint pas l'ennui arrive à tout. Elle ne faisait plus de sonnets ni de romans; elle se jeta à corps perdu dans les oeuvres de charité.
?La charité, ma chère Mathilde, est à la fois et selon les cas la plus belle des vertus ou la plus utile des industries. Tu as tes pauvres, et Dieu seul pourrait nous dire comme tu les aimes, comme tu les soignes, comme tu les choies; mais ce que fait ta main droite, ta main gauche n'en saura jamais rien. J'ignore si Mme Corneuil a souvent vu des pauvres ou des pauvresses; en revanche, elle va, elle vient, elle se remue, elle s'intrigue, elle pérore, elle est de six comités, de douze sous-commissions; c'est une quêteuse incomparable, une caissière très experte, une trésorière fort entendue, une vice-présidente accomplie. Oui, ma chère, on assure que personne ne préside comme elle. Voilà de fameux placements et le meilleur moyen de se pousser dans le monde. J'ajoute que, si elle ne fait plus de vers, elle n'a pas renoncé à la prose. Elle a composé un éloquent traité sur l'Apostolat de la femme, qui se vend au profit d'un nouvel hospice et qui en est à sa cinquième édition. Les sonnets étaient sublimes; son traité est plus que sublime. C'est un amalgame des tendresses de saint Fran?ois de Sales et des spiritualités de sainte Thérèse; jamais on n'a tenu la dragée si haute à notre pauvre espèce humaine; ce n'est plus de l'air respirable, c'est du pur éther. Je serais curieux de savoir ce qu'en ont pensé M. Corneuil et Périgueux.
?Le joli gar?on qui m'a fourni ces détails s'en expliquait sur un ton railleur; je m'avisai de lui demander... Il m'interrompit en me disant: ?On n'en sait rien, les heureux qu'elle a pu faire ont été discrets. A mon avis, elle est froide comme glace, et si jamais elle fait une faute, c'est qu'elle y trouvera son compte. Elle pêche à la ligne dormante; quand le poisson mord, tant pis pour lui, elle n'y est pour rien. Ce qui est certain, c'est qu'elle a l'oreille prude et qu'elle entend qu'on la traite en divinité et qu'on la nourrisse d'ambroisie, sans lui ménager l'encens. Je doute que sa vertu lui soit chère; mais elle tient beaucoup à sa réputation par souci de l'avenir. Elle aspire à devenir une puissance, à être quelque chose dans la politique, et comme elle est persuadée que M. Corneuil en a dans l'aile, son rêve est d'épouser quelque jour un beau nom ou un député;
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