Aline et Valcour, tome II | Page 6

D.A.F. de Sade
fûmes bientôt à même de nous convaincre, que si quelque ville dans le
monde est digne de ce titre, ce n'est assurément pas celle-là, à moins qu'on ne l'accorde à
l'État que caractérise la plus affreuse oppression du peuple, et la plus cruelle tyrannie des
grands.
Nous nous étions logés à Venise sur le grand canal, chez un nommé Antonio, qui tient un
assez bon logis, aux armes de France, près le pont de Rialto; et depuis trois mois,
uniquement occupés de visiter les beautés de cette ville flottante, nous n'avions encore
songé qu'aux plaisirs; hélas! l'instant de la douleur arrivait, et nous ne nous en doutions
point. La foudre grondait déjà sur nos têtes, quand nous ne croyions marcher que sur des
fleurs.
Venise est entourée d'une grande quantité d'isles charmantes, dans lesquelles le citadin
aquatique quittant ses lagunes empestées, va respirer de tems en tems quelques atomes un
peu moins mal sains. Fidèles imitateurs de cette conduite, et l'isle de Malamoco plus
agréable, plus fraîche qu'aucune de celles que nous avions vues, nous attirant davantage,
il ne se passait guères de semaines que Léonore et moi n'allassions y dîner deux ou trois
fois. La maison que nous préférions était celle d'une veuve dont on nous avait vanté la
sagesse; pour une légère somme, elle nous apprêtait un repas honnête, et nous avions de
plus tout le jour la jouissance de son joli jardin. Un superbe figuier ombrageait une partie
de cette charmante promenade; Léonore, très-friande du fruit de cet arbre, trouvait un
plaisir singulier à aller goûter sous le figuier même, et à choisir là tour-à-tour les fruits
qui lui paraissaient les plus mûrs.
Un jour... ô fatale époque de ma vie!... Un jour que je la vis dans la grande ferveur de
cette innocente occupation de son âge, séduit par un motif de curiosité, je lui demandai la
permission de la quitter un moment, pour aller voir, à quelques milles de là, une abbaye
célèbre, par les morceaux fameux du Titien et de Paul Véronese, qui s'y conservaient
avec soin. Émue d'un mouvement dont elle ne parut pas être maîtresse. Léonore me fixa.
Eh bien! me dit-elle, te voilà déjà mari; tu brûles de goûter des plaisirs sans ta femme....
Où vas-tu, mon ami; quel tableau peut donc valoir l'original que tu possèdes?--Aucun
assurément, lui dis-je, et tu en es bien convaincue; mais je sais que ces objets t'amusent
peu; c'est l'affaire d'une heure; et ces présens superbes de la nature, ajoutai-je, en lui
montrant des figues, sont bien préférables aux subtilités de l'art, que je désire aller
admirer un instant.... Vas, mon ami, me dit cette charmante fille, je saurai être une heure
sans toi, et se rapprochant de son arbre: vas, cours à tes plaisirs, je vais goûter les miens....
Je l'embrasse, je la trouve en larmes.... Je veux rester, elle m'en empêche; elle dit que c'est
un léger moment de faiblesse, qu'il lui est impossible de vaincre. Elle exige que j'aille où
la curiosité m'appelle, m'accompagne au bord de la gondole, m'y voit monter, reste au
rivage, pendant que je m'éloigne, pleure encore, au bruit des premiers coups de rames, et
rentre à mes yeux, dans le jardin. Qui m'eût dit, que tel était l'instant qui allait nous
séparer! et que dans un océan d'infortune, allaient s'abîmer nos plaisirs....Eh quoi,
interrompit ici madame de Blamont; vous ne faites donc que de vous réunir? Il n'y a que
trois semaines que nous le sommes, madame, répondit Sainville, quoiqu'il y ait trois ans
que nous ayons quitté notre patrie.--Poursuivez, poursuivez, Monsieur; cette catastrophe
annonce deux histoires, qui promettent bien de l'intérêt.

Ma course ne fut pas longue, reprit Sainville; les pleurs de Léonore m'avaient tellement
inquiété, qu'il me fut impossible de prendre aucun plaisir à l'examen que j'étais allé faire.
Uniquement occupé de ce cher objet de mon coeur, je ne songeais plus qu'à venir la
rejoindre. Nous atteignons le rivage.... Je m'élance.... Je vole au jardin,... et au lieu de
Léonore, la veuve, la maîtresse du logis, se jette vers moi, toute en larmes... me dit qu'elle
est désolée, qu'elle mérite toute ma colère.... Qu'à peine ai-je été à cent pas du rivage,
qu'une gondole, remplie de gens qu'elle ne connaît pas, s'est approchée de sa maison, qu'il
en est sorti six hommes masqués, qui ont enlevé Léonore, l'ont transportée dans leur
barque, et se sont éloignés avec rapidité, en gagnant la haute mer.... Je l'avoue, ma
première pensée fut de me précipiter sur cette malheureuse, et de l'abattre d'un seul coup
à mes pieds. Retenu par la faiblesse de son sexe, je me contentai de la saisir au col, et de
lui dire, en colère, qu'elle eût à me rendre ma femme, ou que j'allais l'étrangler à
l'instant.... Exécrable pays, m'écriai-je, voilà donc la justice
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