voulu offrir et non céder. C'est ainsi que tu nous sauveras, ange équitable et prudent. Tu tiens une balance comme la justice, mais tu as soulevé le bandeau de l'amour, et tu vois clairement nos défauts pour nous les reprocher sans pitié. Rien pour rien, c'est ta devise! Où est ta miséricorde, où est ton pardon, où donc tes ineffables sacrifices? Femme! mensonge! tu n'es pas! tu n'es qu'un mot, une ombre, un rêve. Les po?tes t'ont créée, ton fant?me est peut-être au ciel. Il m'a semblé parfois te voir passer dans mes nuées. Insensé que j'étais, pourquoi suis-je descendu sur la terre pour te chercher?
Maintenant je sais ce qu'il me reste à faire. Ma mère, je ne te pleure plus, nous ne serons pas longtemps séparés. Je laisse à d'autres le soin d'ensevelir ta dépouille, je vais rejoindre ton ame... J'ai bien assez tardé, mon Dieu! il y a assez longtemps que j'hésite au bord du gouffre sans fond de l'éternité! Pourquoi ai-je tremblé?... tremblé! Est-ce que c'est la peur qui t'a retenu, Aldo?... Non, c'est le devoir.--Et pourtant tout à l'heure que faisais-tu lorsque tu priais, à genoux, cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne? Tu ne devais plus rien à personne, et tu voulais vivre pourtant! lache enfant! tu demandais l'espoir, tu demandais l'avenir, tu demandais l'amour avec des larmes! Tu les demandais à une paysanne imbécile, quand c'est dans un monde inconnu que tu dois les chercher! Qui t'arrête? est-ce le doute? le doute ne vaut-il pas mieux que le désespoir? Là-haut l'incertitude, ici la réalité. Le choix peut-il être douteux? Va donc, Aldo! descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces insaisissables. Que Dieu te protège, si tu en vaux la peine; qu'il te rende au néant, si ton ame n'est qu'un souffle sorti du néant!...
Adieu, grabat où j'ai si mal dormi! adieu, table dure et froide où j'ai tracé des vers br?lants! adieu, front livide de ma mère, où j'ai tant de fois interrogé avec anxiété les ravages de la souffrance et les dernières luttes de la vie prête à s'éteindre! Adieu, espérances de gloire; adieu, espérances d'amour, vous m'avez menti, je romps les mailles du filet où vous m'avez tenu si longtemps captif et ridicule! je vais me relever à mes propres yeux, je vais briser un joug dont je rougis... Adieu. ( Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur le fleuve et descend les degrés. Une barque pavoisée passe au même moment.)
AGANDECCA, sur la barque.
Quel est ce jeune homme si pale et si beau qui descend vers le fleuve et semble vouloir s'y précipiter?
TICKLE, sur la barque.
C'est un homme de rien, un rêveur, un fou, un misérable.
AGANDECCA.
Je veux savoir son nom.
TICKLE.
C'est Aldo le rimeur.
AGANDECCA.
Aldo le barde! ses chants sont inspirés, sa voix est celle d'un poète des anciens jours. La beauté de son génie ne le cède qu'à celle de son visage. Je veux lui parler.
TICKLE.
C'est un homme sans usage et sans courtoisie, qui répondra fort mal aux bontés de Votre Grace.
AGANDECCA.
N'importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder la barque au bas de cet escalier. ( Tickle donne des ordres en grommelant. La barque vient aborder aux pieds d'Aldo.)
ALDO.
Qui êtes-vous, et que demandez-vous à la porte de cette pauvre maison?
AGANDECCA.
Je suis la reine, et je viens te voir.
ALDO.
Votre Grace arrive une heure trop lard, la maison est déserte. Ma mère est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir, fut-ce pour la reine Mab elle-même.
AGANDECCA.
Comme tu voudras. J'aime ton audace. Viens sur ma barque.
ALDO.
Madame, où me menez-vous?
AGANDECCA.
A la promenade.
ALDO. Votre promenade sera-t-elle longue?
LA REINE.
Que sais-je?
ACTE SECOND.
Dans une galerie du palais de la reine.
SCèNE PREMIèRE.
LA REINE, TICKLE.
LA REINE.
Nain, c'est assez, ce que vous me dites me fache, et je ne veux pas entendre de mal de lui.
TICKLE.
Comment Votre Grace peut-elle me supposer une si coupable intention! Le seigneur Aldo est un si grand po?te et un si noble cavalier!
LA REINE.
Oui, c'est le plus beau génie et le plus grand coeur! Je ne lui reproche qu'une chose, son invincible orgueil.
TICKLE.
Sous une apparence d'humilité, je sais qu'il cache une épouvantable ambition...
LA REINE.
Oh! mon Dieu, non! tu te trompes. Lui? il n'a que l'ambition d'être aimé.
TICKLE.
C'est une belle et touchante ambition!
LA REINE.
Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante. Un mot l'irrite, un regard l'effraie; il est jaloux d'une ombre; il n'y a pas de calme possible dans son amour.
TICKLE.
Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel!
LA REINE.
Tu ne sais ce que tu dis; c'est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s'en plaindre franchement, il les concentre, il
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