Alcools | Page 6

Guillaume Apollinaire
une bague
A l'annulaire de la jeune morte
Voici le gage de mon
amour
De nos fiançailles
Ni le temps ni l'absence
Ne nous feront oublier nos
promesses
Et un jour nous auront une belle noce

Des touffes de myrte
A nos vêtements et dans
vos cheveux
Un beau sermon à l'église
De longs discours après le banquet
Et de la
musique
De la musique
Nos enfants
Dit la fiancée
Seront plus beaux plus beaux encore
Hélas! la bague était
brisée
Que s'ils étaient d'argent ou d'or
D'émeraude ou de diamant
Seront plus clairs
plus clairs encore
Que les astres du firmament
Que la lumière de l'aurore
Que vos
regards mon fiancé
Auront meilleure odeur encore
Hélas! la bague était brisée
Que
le lilas qui vient d'éclore
Que le thym la rose ou qu'un brin
De lavande ou de romarin
Les musiciens s'en étant allés
Nous continuâmes la promenade
Au bord d'un lac
On s'amusa à faire des ricochets
Avec des cailloux plats
Sur l'eau
qui dansait à peine
Des barques étaient amarrées
Dans un havre
On les détacha
Après que toute la

troupe se fut embarquée
Et quelques morts ramaient
Avec autant de vigueur que les
vivants
A l'avant du bateau que je gouvernais
Un mort parlait avec une jeune femme
Vêtue
d'une robe jaune
D'un corsage noir
Avec des rubans bleus et d'un chapeau gris
Orné
d'une seule petite plume défrisée
Je vous aime
Disait-il
Comme le pigeon aime la colombe
Comme l'insecte nocturne

Aime la lumière
Trop tard
Répondait la vivante
Repoussez repoussez cet amour défendu
Je suis
mariée
Voyez l'anneau qui brille
Mes mains tremblent
Je pleure et je voudrais
mourir
Les barques étaient arrivées
A un endroit où les chevau-légers
Savaient qu'un écho
répondait de la rive
On ne se lassait point de l'interroger
Il y eut des questions si
extravagantes
Et des réponses tellement pleines d'à-propos
Que c'était à mourir de rire

Et le mort disait à la vivante
Nous serions si heureux ensemble
Sur nous l'eau se refermera
Mais vous pleurez et
vos mains tremblent
Aucun de nous ne reviendra
On reprit terre et ce fut le retour
Les amoureux s'entr'aimaient
Et par couples aux
belles bouches
Marchaient à distances inégales
Les morts avaient choisi les vivantes

Et les vivants
Des mortes
Un genévrier parfois
Faisait l'effet d'un fantôme
Les enfants déchiraient l'air
En soufflant les joues creuses
Dans leurs sifflets de
viorne
Ou de sureau
Tandis que les militaires
Chantaient des tyroliennes
En se
répondant comme on le fait
Dans la montagne
Dans la ville
Notre troupe diminua peu à peu
On se disait
Au revoir
A demain
A
bientôt
Bientôt entraient dans les brasseries
Quelques-uns nous quittèrent
Devant
une boucherie canine
Pour y acheter leur repas du soir
Bientôt je restai seul avec ces morts
Qui s'en allaient tout droit
Au cimetière
Où

Sous les Arcades
Je les reconnus
Couchés
Immobiles
Et bien vêtus
Attendant la
sépulture derrière les vitrines
Ils ne se doutaient pas
De ce qui s'était passé
Mais les vivants en gardaient le souvenir

C'était un bonheur inespéré
Et si certain
Qu'ils ne craignaient point de le perdre
Ils vivaient si noblement
Que ceux qui la veille encore
Les regardaient comme leurs
égaux
Ou même quelque chose de moins
Admiraient maintenant
Leur puissance
leur richesse et leur génie
Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d'avoir aimé un

mort ou une morte
On devient si pur qu'on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire

A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l'on n'a plus besoin de
personne
CLOTILDE
L'anémone et l'ancolie
Ont poussé dans le jardin
Où dort la mélancolie
Entre
l'amour et le dédain
Il y vient aussi nos ombres
Que la nuit dissipera
Le soleil qui les rend sombres

Avec elles disparaîtra
Les déités des eaux vives
Laissent couler leurs cheveux
Passe il faut que tu
poursuives
Cette belle ombre que tu veux
CORTÈGE
A M. Léon Bailby
Oiseau tranquille au vol inverse oiseau
Qui nidifie en l'air
A la limite où notre sol
brille déjà
Baisse ta deuxième paupière la terre t'éblouit
Quand tu lèves la tête
Et moi aussi de près je suis sombre et terne
Une brume qui vient d'obscurcir les
lanternes
Une main qui tout à coup se pose devant les yeux
Une voûte entre vous et
toutes les lumières
Et je m'éloignerai m'illuminant au milieu d'ombres
Et d'alignements d'yeux des astres bien-aimés
Oiseau tranquille au vol inverse oiseau
Qui nidifie en l'air
A la limite où brille déjà
ma mémoire
Baisse ta deuxième paupière
Ni à cause du soleil ni à cause de la terre

Mais pour ce feu oblong dont l'intensité ira s'augmentant
Au point qu'il deviendra un
jour l'unique lumière
Un jour
Un jour je m'attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu
viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis
Moi qui connais les autres
Je les
connais par les cinq sens et quelques autres
Il me suffit de voir leur pieds pour pouvoir
refaire ces gens à milliers
De voir leurs pieds paniques un seul de leurs cheveux
De
voir leur langue quand il me plaît de faire le médecin

Ou leurs enfants quand il me plaît
de faire le prophète
Les vaisseaux des armateurs la plume de mes confrères
La
monnaie des aveugles les mains des muets
Ou bien encore à cause du vocabulaire et
non de l'écriture
Une lettre écrite par ceux qui ont plus de vingt ans
Il me suffit de
sentir l'odeur de leurs églises
L'odeur des fleuves dans leurs villes
Le parfum des
fleurs dans les jardins publics
O Corneille Agrippa l'odeur d'un petit chien m'eût suffi

Pour décrire exactement tes
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