Adolphe | Page 9

Benjamin Constant
complète dans l'homme,
et presque jamais personne n'est tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi.
Convaincu par ces expériences réitérées que je n'aurais jamais le courage de parler à
Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le comte de P** était absent. Les combats que
j'avais livrés longtemps à mon propre caractère, l'impatience que j'éprouvais de n'avoir pu
le surmonter, mon incertitude sur le succès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une
agitation qui ressemblait fort à l'amour. Échauffé d'ailleurs que j'étais par mon propre
style, je ressentais, en finissant d'écrire, un peu de la passion que j'avais cherché à
exprimer avec toute la force possible.
Ellénore vit dans ma lettre ce qu'il était naturel d'y voir, le transport passager d'un homme
qui avait dix ans de moins qu'elle, dont le coeur s'ouvrait à des sentiments qui lui étaient
encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que de colère. Elle me répondit avec bonté,
me donna des conseils affectueux, m'offrit une amitié sincère, mais me déclara que,
jusqu'au retour du comte de P**, elle ne pourrait me recevoir.
Cette réponse me bouleversa. Mon imagination, s'irritant de l'obstacle, s'empara de toute
mon existence. L'amour, qu'une heure auparavant je m'applaudissais de feindre, je crus
tout à coup l'éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore; on me dit qu'elle était sortie.
Je lui écrivis; je la suppliai de m'accorder une dernière entrevue; je lui peignis en termes
déchirants mon désespoir, les projets funestes que m'inspirait sa cruelle détermination.
Pendant une grande partie du jour, j'attendis vainement une réponse. Je ne calmai mon
inexprimable souffrance qu'en me répétant que le lendemain je braverais toutes les
difficultés pour pénétrer jusqu'à Ellénore et pour lui parler. On m'apporta le soir quelques
mots d'elle: ils étaient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse;
mais elle persistait dans sa résolution, qu'elle m'annonçait comme inébranlable. Je me
présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne dont ses
gens ignoraient le nom. Ils n'avaient même aucun moyen de lui faire parvenir des lettres.
Je restai longtemps immobile à sa porte, n'imaginant plus aucune chance de la retrouver.
J'étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instants où
je m'étais dit que je n'aspirais qu'à un succès; que ce n'était qu'une tentative à laquelle je

renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, qui
déchirait mon coeur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J'étais également incapable
de distraction et d'étude. J'errais sans cesse devant la porte d'Ellénore. Je me promenais
dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j'avais pu espérer de la rencontrer. Un
matin, dans une de ces courses sans but qui servaient à remplacer mon agitation par de la
fatigue, j'aperçus la voiture du comte de P**, qui revenait de son voyage. Il me reconnut
et mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai, en déguisant mon trouble,
du départ subit d'Ellénore. «Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d'ici, à
éprouvé je ne sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que ses
consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C'est une personne que
tous ses sentiments dominent, et dont l'âme, toujours active, trouve presque du repos dans
le dévouement. Mais sa présence ici m'est trop nécessaire; je vais lui écrire: elle reviendra
sûrement dans quelques jours.
Cette assurance me calma; je sentis ma douleur s'apaiser. Pour la première fois depuis le
départ d'Ellénore je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l'espérait
le comte de P**. Mais j'avais repris ma vie habituelle et l'angoisse que j'avais éprouvée
commençait à se dissiper, lorsqu'au bout d'un mois M. de P** me fit avertir qu'Ellénore
devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la
place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l'exclure, il avait invité à
souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir
Ellénore.
Mes souvenirs reparurent, d'abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-propre s'y mêlait.
J'étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m'avait traité comme un enfant.
Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu'une courte absence avait calmé
l'effervescence d'une jeune tête; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour
moi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m'étais levé, ce jour-là même, ne
songeant plus à Ellénore; une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image
errait devant mes yeux, régnait sur mon coeur, et j'avais la fièvre de la crainte de ne pas la
voir.
Je restai chez moi toute la journée; je
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 40
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.