Adolphe | Page 8

Benjamin Constant
que tendre
qu'elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu'on lui faisait à
bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfants grandissaient, sur les talents
qu'ils promettaient d'avoir, sur la carrière qu'ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de

l'idée qu'il faudrait qu'un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger,
une heure d'absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l'on démêlait une espèce de
remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu'elle n'y trouvait pas
elle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la place qu'elle occupait dans le
monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne;
quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d'une idée
particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais
parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de
fougueux et d'inattendu qui la rendait plus piquante qu'elle n'aurait dû l'être naturellement.
La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l'examinait
avec intérêt et curiosité comme un bel orage.
Offerte à mes regards dans un moment où mon coeur avait besoin d'amour, ma vanité de
succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans
la société d'un homme différent de ceux qu'elle avait vus jusqu'alors. Son cercle s'était
composé de quelques amis ou parents de son amant et de leurs femmes, que l'ascendant
du comte de P** avait forcées à recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de
sentiments aussi bien que d'idées; les femmes ne différaient de leurs maris que par une
médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu'elles n'avaient pas, comme eux, cette
tranquillité d'esprit qui résulte de l'occupation et de la régularité des affaires. Une
plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de
mélancolie et de gaieté, de découragement et d'intérêt, d'enthousiasme et d'ironie
étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la
vérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire
jour à travers les obstacles, et sortir de cette lutte plus agréables, plus naïves et plus
neuves; car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et les débarrassent de ces
tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. Nous lisions ensemble
des poètes anglais; nous nous promenions ensemble. J'allais souvent la voir le matin; j'y
retournais le soir; je causais avec elle sur mille sujets.
Je pensais faire, en observateur froid et impartial, le tour de son caractère et de son esprit;
mais chaque mot qu'elle disait me semblait revêtu d'une grâce inexplicable. Le dessein de
lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d'une manière
inusitée. J'attribuais à son charme cet effet presque magique: j'en aurais joui plus
complètement encore sans l'engagement que j'avais pris envers mon amour-propre. Cet
amour-propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher
au plus vite vers le but que je m'étais proposé: je ne me livrais donc pas sans réserve à
mes impressions. Il me tardait d'avoir parlé, car il me semblait que je n'avais qu'à parler
pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellénore; mais déjà je n'aurais pu me résigner à ne
pas lui plaire. Elle m'occupait sans cesse: je formais mille projets; j'inventais mille
moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parce
qu'elle n'a rien essayé.
Cependant une invincible timidité m'arrêtait: tous mes discours expiraient sur mes lèvres,
ou se terminaient tout autrement que je ne l'avais projeté. Je me débattais intérieurement:
j'étais indigné contre moi-même.

Je cherchai enfin un raisonnement qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes
propres yeux. Je me dis qu'il ne fallait rien précipiter, qu'Ellénore était trop peu préparée
à l'aveu que je méditais, et qu'il valait mieux attendre encore. Presque toujours, pour vivre
en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances
ou nos faiblesses: cela satisfait cette portion de nous qui est pour ainsi dire, spectatrice de
l'autre.
Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme l'époque
invariable d'une déclaration positive, et chaque lendemain s'écoulait comme la veille. Ma
timidité me quittait dès que je m'éloignais d'Ellénore; je reprenais alors mes plans habiles
et mes profondes combinaisons: mais à peine me retrouvais- je auprès d'elle, que je me
sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon coeur, en son
absence, m'aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible; quiconque m'eût aperçu à
ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L'on se serait
également trompé dans ces deux jugements: il n'y à point d'unité
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