Adolphe | Page 6

Benjamin Constant
quel instinct m'avertissait,
d'ailleurs, de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de
toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu'elle
se mêle le moins possible avec leurs actions et les laisse libres dans tous les détails.
Je me donnai bientôt, par cette conduite une grande réputation de légèreté, de persiflage,
de méchanceté. Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d'une âme
haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu'il y avait de plus
respectable. Ceux dont j'avais eu le tort de me moquer trouvaient commode de faire cause
commune avec les principes qu'ils m'accusaient de révoquer en doute: parce que sans le
vouloir je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre moi.
On eût dit qu'en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu'ils
m'avaient faite. On eût dit qu'en se montrant à mes yeux tels qu'ils étaient, ils avaient
obtenu de ma part la promesse du silence: je n'avais point la conscience d'avoir accepté ce
traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière: j'en trouvais à
les observer et à les décrire; et ce qu'ils appelaient une perfidie me paraissait un
dédommagement tout innocent et très légitime.
Je ne veux point ici me justifier: j'ai renoncé depuis longtemps à cet usage frivole et
facile d'un esprit sans expérience; je veux simplement dire, et cela pour d'autres que pour
moi qui suis maintenant à l'abri du monde, qu'il faut du temps pour s'accoutumer à
l'espèce humaine, telle que l'intérêt, l'affectation, la vanité, la peur nous l'ont faite.
L'étonnement de la première jeunesse, à l'aspect d'une société si factice et si travaillée,
annonce plutôt un coeur naturel qu'un esprit méchant. Cette société d'ailleurs n'a rien à en
craindre. Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante,
qu'elle ne tarde pas a nous façonner d'après le moule universel. Nous ne sommes plus
surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre
nouvelle forme, comme l'on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par
la foule, tandis qu'en y entrant on n'y respirait qu'avec effort.
Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment en eux-mêmes leur
dissentiment secret; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices: ils
n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est
silencieux.
Il s'établit donc, dans le petit public qui m'environnait, une inquiétude vague sur mon

caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable; on ne pouvait même m'en
contester quelques- unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement;
mais on disait que j'étais un homme immoral, un homme peu sûr: deux épithètes
heureusement inventées pour insinuer les faits qu'on ignore, et laisser deviner ce qu'on ne
sait pas.
CHAPITRE II
Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m'apercevais point de l'impression que je produisais, et
je partageais mon temps entre des études que j'interrompais souvent, des projets que je
n'exécutais pas, des plaisirs qui ne m'intéressaient guère, lorsqu'une circonstance très
frivole en apparence produisit dans ma disposition une révolution importante.
Un jeune homme avec lequel j'étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à
l'une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions: j'étais le
confident très désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts il parvint à se faire
aimer; et, comme il ne m'avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me
communiquer ses succès: rien n'égalait ses transports et l'excès de sa joie. Le spectacle
d'un tel bonheur me fit regretter de n'en avoir pas essayé encore; je n'avais point eu
jusqu'alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre; un nouvel avenir parut
se dévoiler à mes yeux; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon coeur. Il y avait
dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n'y avait pas uniquement de la
vanité; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de
l'homme sont confus et mélangés; ils se composent d'une multitude d'impressions variées
qui échappent à l'observation; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut
bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.
J'avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral.
Mon père, bien qu'il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez
fréquemment des propos légers sur les liaisons d'amour: il les regardait comme des
amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un
rapport sérieux. Il avait pour principe qu'un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce
qu'on nomme une
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