Adolphe | Page 5

Benjamin Constant
une

terreur invincible d'en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et
tel est même à présent l'effet de cette disposition d'âme que, dans les circonstances les
moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble,
et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n'avais point cependant
la profondeur d'égoïsme qu'un tel caractère paraît annoncer: tout en ne m'intéressant qu'à
moi, je m'intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon coeur un besoin
de sensibilité dont je ne m'apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me
détachait successivement de tous les objets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette
indifférence sur tout s'était encore fortifiée par l'idée de la mort, idée qui m'avait frappé
très jeune, et sur laquelle je n'ai jamais conçu que les hommes s'étourdissent si facilement.
J'avais à l'âge de dix-sept ans vu mourir une femme âgée, dont l'esprit, d'une tournure
remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant
d'autres, s'était, à l'entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu'elle ne connaissait pas,
avec le sentiment d'une grande force d'âme et de facultés vraiment puissantes. Comme
tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle
avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir; et la vieillesse enfin
l'avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d'une de nos terres,
mécontente et retirée, n'ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son
esprit. Pendant près d'un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la
vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout; et après avoir tant causé
de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux.
Cet événement m'avait rempli d'un sentiment d'incertitude sur la destinée, et d'une rêverie
vague qui ne m'abandonnait pas. Je lisais de préférence dans les poètes ce qui rappelait la
brièveté de la vie humaine. Je trouvais qu'aucun but ne valait la peine d'aucun effort. Il
est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les
années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu'il y a dans l'espérance quelque
chose de douteux, et que, lorsqu'elle se retire de la carrière de l'homme, cette carrière
prend un caractère plus sévère, mais plus positif? Serait-ce que la vie semble d'autant plus
réelle que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux
dans l'horizon lorsque les nuages se dissipent?
Je me rendis, en quittant Gottingue, dans la petite ville de D**. Cette ville était la
résidence d'un prince qui, comme la plupart de ceux de l'Allemagne, gouvernait avec
douceur un pays de peu d'étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s'y fixer,
laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui, borné par l'ancien usage à la
société de ses courtisans, ne rassemblait par là même autour de lui que des hommes en
grande partie insignifiants ou médiocres. Je fus accueilli dans cette cour avec la curiosité
qu'inspire naturellement tout étranger qui vient rompre le cercle de la monotonie et de
l'étiquette. Pendant quelques mois je ne remarquai rien qui put captiver mon attention.
J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me témoignait; mais tantôt ma timidité
m'empêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la
solitude aux plaisirs insipides que l'on m'invitait à partager. Je n'avais de haine contre
personne, mais peu de gens m'inspiraient de l'intérêt; or les hommes se blessent de
l'indifférence, ils l'attribuent à la malveillance ou à l'affectation; ils ne veulent pas croire
qu'on s'ennuie avec eux, naturellement. Quelquefois je cherchais a contraindre mon ennui;
je me réfugiais dans une taciturnité profonde: on prenait cette taciturnité pour du dédain.

D'autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries,
et mon esprit, mis en mouvement, m'entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un
jour tous les ridicules que j'avais observés durant un mois. Les confidents de mes
épanchements subits et involontaires ne m'en savaient aucun gré et avaient raison; car
c'était le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. J'avais contracté dans mes
conversations avec la femme qui la première avait développé mes idées une
insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules
dogmatiques. Lors donc que j'entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des
principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenances ou de
religion, choses qu'elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la
contredire, non que j'eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j'étais
impatiente d'une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 40
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.