Actes et Paroles, vol 4 | Page 2

Victor Hugo
laisse-t-il pas posséder comme un troupeau de bêtes? Pourquoi? ... etc.
Cette fa?on de pallier ajoute à l'horreur. Chicaner l'indignation publique, rien de plus misérable. Les atténuations aggravent. C'est la subtilité plaidant pour la barbarie. C'est Byzance excusant Stamboul.
Nommons les choses par leur nom. Tuer un homme au coin d'un bois qu'on appelle la forêt de Bondy ou la forêt Noire est un crime; tuer un peuple au coin de cet autre bois qu'on appelle la diplomatie est un crime aussi.
Plus grand. Voilà tout.
Est-ce que le crime diminue en raison de son énormité? Hélas! c'est en effet une vieille loi de l'histoire. Tuez six hommes, vous êtes Troppmann; tuez-en six cent mille, vous êtes César. être monstrueux, c'est être acceptable. Preuves: la Saint-Barthélemy, bénie par Rome; les dragonnades, glorifiées par Bossuet; le Deux-Décembre, salué par l'Europe.
Mais il est temps qu'à la vieille loi succède la loi nouvelle; si noire que soit la nuit, il faut bien que l'horizon finisse par blanchir.
Oui, la nuit est noire; on en est à la résurrection des spectres; après le Syllabus, voici le Koran; d'une Bible à l'autre on fraternise; jungamus dextras; derrière le Saint-Siège se dresse la Sublime Porte; on nous donne le choix des ténèbres; et, voyant que Rome nous offrait son moyen age, la Turquie a cru pouvoir nous offrir le sien.
De là les choses qui se font en Serbie.
Où s'arrêtera-t-on?
Quand finira le martyre de cette héro?que petite nation?
Il est temps qu'il sorte de la civilisation une majestueuse défense d'aller plus loin.
Cette défense d'aller plus loin dans le crime, nous, les peuples, nous l'intimons aux gouvernements.
Mais on nous dit: Vous oubliez qu'il y a des ?questions?. Assassiner un homme est un crime, assassiner un peuple est ?une question?. Chaque gouvernement a sa question; la Russie a Constantinople, l'Angleterre a l'Inde, la France a la Prusse, la Prusse a la France.
Nous répondons:
L'humanité aussi a sa question; et cette question la voici, elle est plus grande que l'Inde, l'Angleterre et la Russie: c'est le petit enfant dans le ventre de sa mère.
Rempla?ons les questions politiques par la question humaine.
Tout l'avenir est là.
Disons-le, quoiqu'on fasse, l'avenir sera. Tout le sert, même les crimes. Serviteurs effroyables.
Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des états-Unis d'Europe. Qu'aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages; libre pensée, libre échange; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix? La République d'Europe, la Fédération continentale, il n'y a pas d'autre réalité politique que celle-là. Les raisonnements le constatent, les événements aussi. Sur cette réalité, qui est une nécessité, tous les philosophes sont d'accord, et aujourd'hui les bourreaux joignent leur démonstration à la démonstration des philosophes. A sa fa?on, et précisément parcequ'elle est horrible, la sauvagerie témoigne pour la civilisation. Le progrès est signé Achmet-Pacha. Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c'est qu'il faut à l'Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même, toutes les nations soeurs ayant pour cité et pour chef-lieu Paris, c'est-à-dire la liberté ayant pour capitale la lumière. En un mot, les états-Unis d'Europe. C'est là le but, c'est là le port. Ceci n'était hier que la vérité; grace aux bourreaux de la Serbie, c'est aujourd'hui l'évidence. Aux penseurs s'ajoutent les assassins. La preuve était faite par les génies, la voilà faite par les monstres.
L'avenir est un dieu tra?né par des tigres.
Paris, 29 ao?t 1876.

II
AU PRéSIDENT DU CONGRèS DE LA PAIX A GENèVE
Paris, 10 septembre 1876.
Mon honorable et cher président,
Je vous envoie mes voeux fraternels.
Le Congrès de la paix persiste, et il a raison.
Devant la France mutilée, devant la Serbie torturée, la civilisation s'indigne, et la protestation du Congrès de la paix est nécessaire.
C'est à Berlin qu'est l'obstacle à la paix; c'est à Rome qu'est l'obstacle à la liberté. Heureusement le pape et l'empereur ne sont pas d'accord; Rome et Berlin sont aux prises.
Espérons.
Recevez mon cordial serrement de main.
VICTOR HUGO.

III
LE BANQUET DE MARSEILLE
Victor Hugo, invité au banquet par lequel les démocrates de Marseille célèbrent le grand anniversaire de la République, et ne pouvant s'y rendre, a écrit la lettre suivante:
Paris, 22 septembre 1876.
Mes chers concitoyens,
Vous m'avez adressé, en termes éloquents, un appel dont je suis profondément touché. C'est un regret pour moi de ne pouvoir m'y rendre. Je veux du moins me sentir parmi vous, et ce que je vous dirais, je vous l'écris.
L'heure où nous sommes sera une de celles qui caractériseront ce siècle.
En ce moment la monarchie fait à sa fa?on la preuve de la république. De tous les c?tés, les rois font le mal; la querelle des tr?nes et flagrante; de pape à empereur, on s'excommunie; de
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