Actes et Paroles, vol 3 | Page 4

Victor Hugo
chef, ?ta sa casquette et dit:
--Tête nue!
Tous se découvrirent.
Une voix cria:
--Nous avons besoin d'armes.
Une autre ajouta:
--S'il y en a ici, nous les prendrons.
--Sans doute, dit le chef.
L'antichambre était une grande pièce sévère, éclairée, à une encoignure, d'une étroite et longue fenêtre, et meublée de coffres de bois le long des murs, à l'ancienne mode espagnole.
Ils y pénétrèrent.
--En ordre! dit le chef.
Ils se rangèrent trois par trois, avec toutes sortes de bourdonnements confus.
--Faisons silence, dit le chef.
Tous se turent.
Et le chef ajouta:
--S'il y a des armes, nous les prendrons.
La vieille femme, toute tremblante, les précédait. Ils passèrent de l'antichambre à la salle à manger.
--Justement! cria l'un d'eux.
--Quoi? dit le chef.
--Voici des armes.
Au mur de la salle à manger était appliquée, en effet, une sorte de panoplie en trophée. Celui qui avait parlé reprit:
--Voici un fusil.
Et il désignait du doigt un ancien mousquet à rouet, d'une forme rare.
--C'est un objet d'art, dit le chef.
Un autre insurgé, en cheveux gris, éleva la voix:
--En 1830, nous en avons pris de ces fusils-là, au musée d'artillerie.
Le chef repartit:
--Le musée d'artillerie appartenait au peuple.
Ils laissèrent le fusil en place.
A c?té du mousquet à rouet pendait un long yatagan turc dont la lame était d'acier de Damas, et dont la poignée et le fourreau, sauvagement sculptés, étaient en argent massif.
--Ah! par exemple, dit un insurgé, voilà une bonne arme. Je la prends. C'est un sabre.
--En argent! cria la foule.
Ce mot suffit. Personne n'y toucha.
Il y avait dans cette multitude beaucoup de chiffonniers du faubourg Saint-Antoine, pauvres hommes très indigents.
Le salon faisait suite à la salle à manger. Ils y entrèrent.
Sur une table était jetée une tapisserie aux coins de laquelle on voyait les initiales du ma?tre de la maison.
--Ah ?a mais pourtant, dit un insurgé, il nous combat!
--Il fait son devoir, dit le chef.
L'insurgé reprit:
--Et alors, nous, qu'est-ce que nous faisons?
Le chef répondit:
--Notre devoir aussi.
Et il ajouta:
--Nous défendons nos familles; il défend la patrie.
Des témoins, qui sont vivants encore, ont entendu ces calmes et grandes paroles.
L'envahissement continua, si l'on peut appeler envahissement le lent défilé d'une foule silencieuse. Toutes les chambres furent visitées l'une après l'autre. Pas un meuble ne fut remué, si ce n'est un berceau. La ma?tresse de la maison avait eu la superstition maternelle de conserver à c?té de son lit le berceau de son dernier enfant. Un des plus farouches de ces déguenillés s'approcha et poussa doucement le berceau, qui sembla pendant quelques instants balancer un enfant endormi.
Et cette foule s'arrêta et regarda ce bercement avec un sourire.
A l'extrémité de l'appartement était le cabinet du ma?tre de la maison, ayant une issue sur l'escalier de service. De chambre en chambre ils y arrivèrent.
Le chef fit ouvrir l'issue, car, derrière les premiers arrivés, la légion des combattants ma?tres de la place encombrait tout l'appartement, et il était impossible de revenir sur ses pas.
Le cabinet avait l'aspect d'une chambre d'étude d'où l'on sort et où l'on va rentrer. Tout y était épars, dans le tranquille désordre du travail commencé. Personne, excepté le ma?tre de la maison, ne pénétrait dans ce cabinet; de là une confiance absolue. Il y avait deux tables, toutes deux couvertes des instruments de travail de l'écrivain. Tout y était mêlé, papiers et livres, lettres décachetées, vers, prose, feuilles volantes, manuscrits ébauchés. Sur l'une des tables étaient rangés quelques objets précieux; entre autres la boussole de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l'inscription la Pinta.
Le chef, Gobert, s'approcha, prit cette boussole, l'examina curieusement, et la reposa sur la table en disant:
--Ceci est unique. Cette boussole a découvert l'Amérique.
A c?té de cette boussole, on voyait plusieurs bijoux, des cachets de luxe, un en cristal de roche, deux en argent, et un en or, joyau ciselé par le merveilleux artiste Froment-Meurice.
L'autre table était haute, le ma?tre de la maison ayant l'habitude d'écrire debout.
Sur cette table étaient les plus récentes pages de son oeuvre interrompue,[note: Les Misérables.] et sur ces pages était jetée une grande feuille dépliée chargée de signatures. Cette feuille était une pétition des marins du Havre, demandant la revision des pénalités, et expliquant les insubordinations d'équipages par les cruautés et les iniquités du code maritime. En marge de la pétition étaient écrites ces lignes de la main du pair de France représentant du peuple: ?Appuyer cette pétition. Si l'on venait en aide à ceux qui souffrent, si l'on allait au-devant des réclamations légitimes, si l'on rendait au peuple ce qui est d? au peuple, en un mot, si l'on était juste, on serait dispensé du douloureux devoir de réprimer les insurrections.?
Ce défilé dura près d'une heure. Toutes les misères et toutes les colères passèrent là, en silence. Ils entraient par une porte et sortaient par l'autre. On entendait au loin le canon.
Tous s'en retournèrent au combat.
Quand ils furent partis, quand l'appartement fut vide, on constata que ces pieds nus n'avaient rien
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