jeté aux ténèbres qu'il ne lui reste plus
que le soleil, voilà ce que c'est qu'un proscrit.
III
L'exil n'est pas une chose matérielle, c'est une chose morale. Tous les coins de terre se
valent. Angulus ridet. Tout lieu de rêverie est bon, pourvu que le coin soit obscur et que
l'horizon soit vaste.
En particulier l'archipel de la Manche est attrayant; il n'a pas de peine à ressembler à la
patrie, étant la France. Jersey et Guernesey sont des morceaux de la Gaule, cassée au
huitième siècle par la mer. Jersey a eu plus de coquetterie que Guernesey; elle y a gagné
d'être plus jolie et moins belle. A Jersey la forêt s'est faite jardin; à Guernesey le rocher
est resté colosse. Plus de grâce ici, plus de majesté là. A Jersey on est en Normandie, à
Guernesey on est en Bretagne. Un bouquet grand comme la ville de Londres, c'est Jersey.
Tout y est parfum, rayon, sourire; ce qui n'empêche pas les visites de la tempête. Celui
qui écrit ces pages a quelque part qualifié Jersey «une idylle en pleine mer». Aux temps
païens, Jersey a été plus romaine et Guernesey plus celtique; on sent à Jersey Jupiter et à
Guernesey Teutatès. A Guernesey, la férocité a disparu, mais la sauvagerie est restée. A
Guernesey, ce qui fut jadis druidique est maintenant huguenot; ce n'est plus Moloch, mais
c'est Calvin; l'église est froide, le paysage est prude, la religion a de l'humeur. Somme
toute, deux îles charmantes; l'une aimable, l'autre revêche.
Un jour la reine d'Angleterre, plus que la reine d'Angleterre, la duchesse de Normandie,
vénérable et sacrée six jours sur sept, fit une visite, avec salves, fumée, vacarme et
cérémonie, à Guernesey. C'était un dimanche, le seul jour de la semaine qui ne fût pas à
elle. La reine, devenue brusquement «cette femme», violait le repos du Seigneur. Elle
descendit sur le quai au milieu de la foule muette. Pas un front ne se découvrit. Un seul
homme la salua, le proscrit qui parle ici.
Il ne saluait pas une reine; mais une femme.
L'île dévote fut bourrue. Ce puritanisme a sa grandeur.
Guernesey est faite pour ne laisser au proscrit que de bons souvenirs; mais l'exil existe en
dehors du lieu d'exil. Au point de vue intérieur, on peut dire: il n'y a pas de bel exil.
L'exil est le pays sévère; là tout est renversé, inhabitable, démoli et gisant, hors le devoir,
seul debout, qui, comme un clocher d'église dans une ville écroulée, paraît plus haut de
toute cette chute autour de lui.
L'exil est un lieu de châtiment.
De qui?
Du tyran.
Mais le tyran se défend.
IV
Attendez-vous à tout, vous qui êtes proscrit. On vous jette au loin, mais on ne vous lâche
pas. Le proscripteur est curieux et son regard se multiplie sur vous. Il vous fait des visites
ingénieuses et variées. Un respectable pasteur protestant s'assied à votre foyer, ce
protestantisme émarge à la caisse Tronsin-Dumersan; un prince étranger qui baragouine
se présente, c'est Vidocq qui vient vous voir; est-ce un vrai prince? oui; il est de sang
royal, et aussi de la police; un professeur gravement doctrinaire s'introduit chez vous,
vous le surprenez lisant vos papiers. Tout est permis contre vous; vous êtes hors la loi,
c'est-à-dire hors l'équité, hors la raison, hors le respect, hors la vraisemblance; on se dira
autorisé par vous à publier vos conversations, et l'on aura soin qu'elles soient stupides; on
vous attribuera des paroles que vous n'avez pas dites, des lettres que vous n'avez pas
écrites, des actions que vous n'avez pas faites. On vous approche pour mieux choisir la
place où l'on vous poignardera; l'exil est à claire-voie; on y regarde comme dans une
fosse aux bêtes; vous êtes isolé, et guetté.
N'écrivez pas à vos amis de France; il est permis d'ouvrir vos lettres; la cour de cassation
y consent; défiez-vous de vos relations de proscrit, elles aboutissent à des choses
obscures; cet homme qui vous sourit à Jersey vous déchire à Paris; celui-ci qui vous salue
sous son nom vous insulte sous un pseudonyme; celui-là, à Jersey même, écrit contre les
hommes de l'exil des pages dignes d'être offertes aux hommes de l'empire, et auxquelles
du reste il rend justice en les dédiant aux banquiers Pereire. Tout cela est tout simple,
sachez-le. Vous êtes au lazaret. Si quelqu'un d'honnête vient vous voir, malheur à lui. La
frontière l'attend, et l'empereur est là sous sa forme gendarme. On mettra des femmes
nues pour chercher sur elles un livre de vous, et si elles résistent, si elles s'indignent, on
leur dira: _ce n'est pas pour votre peau_!
Le maître, qui est le traître, vous entoure de qui bon lui semble; le prescripteur dispose de
la qualité de proscrit; il en orne ses
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