Abelard, Tome II. | Page 4

Charles de Rèmusat
idées universelles ou de genre et d'espèce que la sensation rappelée, décomposée, généralisée, ces idées renferment quelque chose de non senti et quelque chose de non sensible. Elles ne sont pas de pures idées des choses sensibles. Il y a dans les idées de genre et d'espèce, non-seulement l'idée abstraite de qualité; mais encore une induction qui conclut de l'expérience à l'existence des qualités semblables dans les individus réels ou seulement possibles autres que ceux qu'on a pu observer; et cette induction s'appliquant ou pouvant s'appliquer à ce qu'on n'a jamais vu, à ce qu'on ne verra jamais, à ce qu'on ne saurait voir, il s'ensuit que, dans ces idées, il y a déjà la conception de l'invisible.
Une psychologie un peu sévère y verrait bien autre chose, et dans la formation des idées de genre et d'espèce, dans celle des idées abstraites, dans la notion même des individus observés, elle démêlerait et constaterait bien d'autres idées, fruits de l'intelligence, et qui ne correspondent à rien d'individuel ni de sensible. Telles sont les idées d'être, de substance, d'essence, de nature, etc. Telles sont encore celles de cause, d'action, etc. Là encore se trouveraient des idées de choses non sensibles, dont la théorie de l'abstraction, telle que nous venons de la rappeler, ne suffirait pas à expliquer l'origine. Pour la production de ces idées, des philosophes ont admis une sorte d'induction particulière; et, dans tous les cas, comme elles ne sont pas des idées de pures qualités ni de genre et d'espèce, ce sont des idées abstraites d'une nouvelle classe, idées encore plus abstraites, c'est-à-dire encore plus éloignées des réelles substances individuelles, que les autres idées placées jusqu'ici hors du cercle des idées sensibles.
Enfin, il est des choses substantielles et réelles qui, bien qu'inaccessibles aux sens, sont l'objet de la pensée. Dieu n'est pas une qualité, un genre, une espèce; c'est le nom et l'idée d'un être déterminé, réel, et pourtant inaccessible aux sens. L'ame est aussi le nom d'un de ces êtres dont l'existence individuelle peut être con?ue et affirmée, quoique aucune sensation ne la manifeste. Le monde n'est pas non plus une idée abstraite, ni un genre, ni une espèce, c'est un tout réel et même individuel qui n'est que con?u, et dont le nom exprime une idée beaucoup plus large que le souvenir d'aucune sensation.
Il suit que les idées des choses non sensibles peuvent se diviser ainsi: 1° Idées d'êtres déterminés et substantiels, inaccessibles aux sens, _Dieu, une ame_, etc. 2° Idées de choses inaccessibles aux sens, mais qui ne sont pas aussi nécessairement con?ues comme des substances, _force, cause, nature, essence_, etc. 3° Idées de touts dont quelques parties ou quelques propriétés seulement sont accessibles aux sens, _le ciel, l'espace, le monde_, etc. 4° Idées de collections ou de touts partiels dont les éléments individuels ne sont pas tous per?us, le plus grand nombre en étant seulement con?u, _règne inorganique, système des plantes_, etc. 5° Idées des collections fondées sur une essence commune ou plut?t idées d'essences génériques ou spéciales; c'est proprement l'idée de genre et d'espèce. 6° Idées de qualités ou modes plus ou moins voisins ou éloignés des attributs essentiels; ce sont les idées abstraites proprement dites.
Toutes ces idées, que la grammaire appelle indistinctement abstraites, sont dans le langage et dans l'esprit humain. Y sont-elles toutes au même titre? Doivent-elles être rangées sous le même nom et sous la même loi?
Quelques philosophes l'ont pensé; mais leur autorité n'est pas grande. Le sensualisme a toujours incliné vers cette erreur; l'idéologie pure y tend. Cependant tous les sectateurs éclairés de l'idéologie ou du sensualisme s'en sont jusqu'à un certain point préservés. Celui qu'on leur donne habituellement pour chef, bien qu'il ne puisse être confondu avec eux, Aristote, n'a nié ou méconnu aucune classe d'idées de choses non sensibles. Il les admet et les emploie toutes; mais il ne les range pas toutes sur la même ligne. Seulement, ne reconnaissant d'existence que l'existence déterminée, il semble avoir refusé la réalité aux objets propres et directs des idées qui ne sont pas individuelles. Mais ces idées en elles-mêmes, il les a tenues pour réelles, pour vraies, pour valables, et les conceptions pures de l'esprit humain n'ont nulle part joué un plus grand r?le que dans le péripatétisme.
Quatorze siècles après lui, on a de nouveau examiné le fond de ces idées; et d'abord on a mis hors de question les idées de substances invisibles, comme _Dieu, ange, ame_, et les idées de qualités proprement dites, de celles qui n'existent réellement que dans les sujets individuels, comme les adjectifs _blanc, rouge, dur_, etc., et les substantifs abstraits qui y répondent. Les premières de ces idées sont des êtres[11], les secondes des accidents. Il est resté: 1° Les idées de certaines choses non sensibles qui sont comme les conceptions nécessaires de l'esprit (_substance,
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