connaissance.
L’employé des ponts et chaussées, le postier, le commis de la régie, le représentant de la Nationale, tous ces braves gar?ons avec qui j’avais si souvent trinqué, tous disparus, dispersés, dans des cabanons peut-être, eux aussi?
Mon coeur se serra comme dans un étau.
Le patron me reconnut et me tendit la main, tristement, sans une parole.
-- Eh ben, quoi donc? fis-je.
-- Ah! Monsieur Ludovic, quel malheur pour tout le monde, à commencer par moi!
Et comme j’insistais, il me dit tout bas:
-- Je vous raconterai ?a après déjeuner, car cette histoire-là pourrait influencer les nouveaux pensionnaires.
Après déjeuner, voici ce que j’appris:
La table d’h?te de l’H?tel de France et de Normandie est fréquentée par des célibataires qui appartiennent, pour la plupart, à des administrations de l’état, à des compagnies d’assurances, par des voyageurs de commerce, etc., etc. En général, ce sont des jeunes gens bien élevés, mais qui s’ennuient un peu à Andouilly, joli pays, mais monotone à la longue.
L’arrivée d’un nouveau pensionnaire, voyageur de commerce, touriste ou autre, est donc considérée comme une bonne fortune: c’est un peu d’air du dehors qui vient doucement moirer le morne et stagnant étang de l’ennui quotidien.
On cause, on s’attarde au dessert, on se montre des tours, des équilibres avec des fourchettes, des assiettes, des bouteilles. On se raconte l’histoire du Marseillais:
? Et celle-là, la connaissez-vous? Il y avait une fois un Marseillais… ?
Bref, ces quelques distractions abrègent un peu le temps, et tout étranger tant soit peu aimable se voit sympathiquement accueilli.
Or, un jour, arriva à l’h?tel un jeune homme d’une trentaine d’années dont l’industrie consiste à louer dans les villes un magasin vacant et à y débiter de l’horlogerie à des prix fabuleux de bon marché.
Pour vous donner une idée de ses prix, il donne une montre en argent pour presque rien. Les pendules ne co?tent pas beaucoup plus cher.
Ce jeune homme, de nationalité suisse, s’appelait Henri Jouard. Comme tous les Suisses, Jouard, à la patience de la marmotte, joignait l’adresse du ouistiti.
Ce jeune homme était posé comme un lapin et doux comme une épaule de mouton.
Quoi donc, mon Dieu, aurait pu faire supposer, à cette époque-là, que cet Helvète aurait décha?né sur Andouilly le torrent impitoyable de la delphacomanie?
Tous les soirs, après d?ner, Jouard avait l’habitude, en prenant son café, de modeler des petits cochons avec de la mie de pain.
Ces petits cochons, il faut bien l’avouer, étaient des merveilles de petits cochons; petite queue en trompette, petites pattes et joli petit groin spirituellement troussé.
Les yeux, il les figurait en appliquant à leur place une pointe d’allumette br?lée. ?a leur faisait de jolis petits yeux noirs.
Naturellement, tout le monde se mit à confectionner des cochons. On se piqua au jeu, et quelques pensionnaires arrivèrent à être d’une jolie force en cet art. L’un de ces messieurs, un nommé Vallée, commis aux contributions indirectes, réussissait particulièrement ce genre d’exercice.
Un soir qu’il ne restait presque plus de mie de pain sur la table, Vallée fit un petit cochon dont la longueur totale, du groin au bout de la queue, ne dépassait pas un centimètre.
Tout le monde admira sans réserve. Seul Jouard haussa respectueusement les épaules en disant:
-- Avec la même quantité de mie de pain je me charge d’en faire deux, des cochons.
Et, pétrissant le cochon de Vallée, il en fit deux.
Vallée, un peu vexé, prit les deux cochons et en confectionna trois, tout de suite.
Pendant ce temps, les pensionnaires s’appliquaient, imperturbablement graves, à modeler des cochons minuscules.
Il se faisait tard; on se quitta.
Le lendemain, en arrivant au déjeuner, chacun des pensionnaires, sans s’être donné le mot, tira de sa poche une petite bo?te contenant des petits cochons infiniment plus minuscules que ceux de la veille.
Ils avaient tous passé leur matinée à cet exercice, dans leurs bureaux respectifs.
Jouard promit d’apporter, le soir même, un cochon qui serait le dernier mot du cochon microscopique.
Il l’apporta, mais Vallée aussi en apporta un, et celui de Vallée était encore plus petit que celui de Jouard, et mieux conformé.
Ce succès encouragea les jeunes gens, dont la seule occupation désormais fut de pétrir des petits cochons, à n’importe quelle heure de la journée, à table, au café, et surtout au bureau. Les services publics en souffrirent cruellement, et des contribuables se plaignirent au gouvernement où firent passer des notes dans La Lanterne et Le Petit Parisien.
Des changements, des disgraces, des révocations émaillèrent L’Officiel.
Peine perdue! La delphacomanie ne lache pas si aisément sa proie.
Le pis de la situation, c’est que le mal s’était répandu en ville. De jeunes commis de boutiques, des négociants, M. Fourquemin lui- même, le patron du Café du Marché, furent atteints par l’épidémie. Tout Andouilly pétrissait des cochons dont le poids moyen était arrivé à ne pas dépasser un milligramme.
Le commerce ch?ma, périclita l’industrie, stagna l’administration!
Sans l’énergie du préfet, c’en était fait d’Andouilly.
Mais le préfet, qui se
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