un plantureux
déjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un bon cigare, on prit un
bon café et un bon pousse-café, suivi lui-même de quelques autres bons
pousse-café, et on était très rouge quand on songea à se faire livrer la
pièce en question.
-- Ne nous mettons pas en retard, remarqua Raoul.
Je crois avoir observé plus haut qu’il faisait une jolie journée; or une
jolie journée ne va pas sans un peu de chaleur, et la chaleur est bien
connue pour donner soif à la troupe en général, et particulièrement à
l’artillerie, qui est une arme d’élite.
Heureusement, la Providence, qui veille à tout, a saupoudré les bords
de la Seine d’un nombre appréciable de joyeux mastroquets,
humecteurs jamais las des gosiers desséchés.
Raoul et ses hommes absorbèrent des flots de ce petit argenteuil qui
vous évoque bien mieux l’idée du saphir que du rubis, et qui vous entre
dans l’estomac comme un tire-bouchon.
On arrivait aux fortifications.
-- Pas de blagues, maintenant! commande Montcocasse plein de dignité,
nous voilà en ville.
Et les artilleurs, subitement envahis par le sentiment du devoir,
s’appliquèrent à prendre des attitudes décoratives, en rapport avec la
mission qu’ils accomplissaient.
Le canon lui-même, une bonne pièce de Bange de 90, sembla redoubler
de gravité.
À la hauteur du pont Royal, Raoul se souvint qu’il avait tout près, dans
le faubourg Saint-germain, une brave tante qu’il avait désolée par ses
jeunes débordements.
-- C’est le moment, se dit-il, de lui montrer que je suis arrivé à quelque
chose.
Au grand galop, avec l’épouvantable tumulte de bronze sur les pavés de
la rue de l’Université, on arriva devant le vieil hôtel de la douairière de
Montcocasse.
Tout le monde était aux fenêtres, la douairière comme les autres.
Raoul fit caracoler son cheval, mit le sabre au clair, et, saisissant son
képi comme il eût fait de quelque feutre empanaché, il salua sa tante
ahurie -- tels les preux, sans ancêtres -- et disparut, lui, ses hommes et
son canon, comme en rêve.
La petite troupe, toujours au galop, enfila la rue de Vaugirard, et l’on se
trouva bientôt à l’Odéon.
Justement, il y avait un encombrement. Un omnibus Panthéon -- Place
Courcelles jonchait le sol, un essieu brisé.
Toutes les petites femmes de la Brasserie Médicis étaient sur la porte,
ravies de l’accident.
Raoul, qui avait été l’un de leurs meilleurs clients, fut reconnu tout de
suite:
-- Raoul! ohé Raoul! Descends donc de ton cheval, hé feignant!
Sans être pour cela un feignant, Raoul descendit de son cheval, et ne
crut pas devoir passer si près du Médicis sans offrir une tournée à ces
dames.
Avec la solidarité charmante des dames du Quartier latin, Nana
conseilla fortement à Raoul d’aller voir Camille, au Furet. Ça lui ferait
bien plaisir.
Effectivement, cela fit grand plaisir à Camille de voir son ami Raoul en
si bel attirail.
-- Va donc dire bonjour à Palmyre, au Coucou. Ça lui fera bien plaisir.
On alla dire bonjour à Palmyre, laquelle envoya Raoul dire bonjour à
Renée, au Pantagruel.
Docile et tapageur, le bon canon suivait l’orgie, l’air un peu étonné du
rôle insolite qu’on le forçait à jouer.
Les petites femmes se faisaient expliquer le mécanisme de l’engin
meurtrier, et même Blanche, du D’Harcourt, eut à ce propos une
réflexion que devraient bien méditer les monarques belliqueux:
-- Faut-il que les hommes soient bêtes de fabriquer des machines
comme ça, pour se tuer… comme si on ne claquait pas assez vite tout
seul!
De bocks en fines champagnes, de fines champagnes en absinthes
anisettes, d’absinthes en bitters, on arriva tout doucement à sept heures
du soir.
Il était trop tard pour rentrer. On dîna au Quartier latin, et on y passa la
soirée.
Les sergents de ville commençaient à s’inquiéter de ce bruyant canon et
de ces chevaux fumants qu’on rencontrait dans toutes les rues à des
allures inquiétantes.
Mais que voulez-vous que la police fasse contre l’artillerie?
Au petit jour, Raoul, ses hommes et son canon faisaient une entrée
modeste dans le fort de Vincennes.
Au risque d’affliger le lecteur sensible, j’ajouterai que le pauvre Raoul
fut cassé de son grade et condamné à quelques semaines de prison.
À la suite de cette aventure, complètement dégoûté de l’artillerie, il
obtint de passer dans un régiment de spahis, dont il devint tout de suite
le plus brillant ornement.
UN MOYEN COMME UN AUTRE
-- Il y avait une fois un oncle et un neveu.
-- Lequel qu’était l’oncle?
-- Comment, lequel? C’était le plus gros, parbleu!
-- C’est donc gros, les oncles?
-- Souvent.
-- Pourtant, mon oncle Henri n’est pas gros.
-- Ton oncle Henri n’est pas gros parce qu’il est artiste.
-- C’est donc pas gros, les artistes?
-- Tu m’embêtes… Si tu m’interromps tout le temps, je ne
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