A LOmbre Des Jeunes Filles en Fleurs, vol 3 | Page 9

Marcel Proust
aussi bien
que lui.»
Elle eut bientôt à l'égard de Saint-Loup qu'elle adorait une désillusion d'un autre genre, et
d'une moindre dureté: elle apprit qu'il était républicain. Or bien qu'en parlant par exemple
de la Reine de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le peuple est le respect
suprême «Amélie, la sur à Philippe», Françoise était royaliste. Mais surtout un marquis,
un marquis qui l'avait éblouie, et qui était pour la République, ne lui paraissait plus vrai.
Elle en marquait la même mauvaise humeur que si je lui eusse donné une boîte qu'elle eût
cru d'or, de laquelle elle m'eût remercié avec effusion et qu'ensuite un bijoutier lui eût
révélé être en plaqué. Elle retira aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la
lui rendit, ayant réfléchi qu'il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup être
républicain, qu'il faisait seulement semblant, par intérêt, car avec le gouvernement qu'on
avait, cela pouvait lui rapporter gros. De ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre
moi cessèrent. Et quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait: «C'est un hypocrite», avec
un large et bon sourire qui faisait bien comprendre qu'elle le «considérait» de nouveau
autant qu'au premier jour et qu'elle lui avait pardonné.
Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au contraire absolus et c'était

cette grande pureté morale qui, ne pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment
égoïste comme l'amour, ne rencontrant pas d'autre part en lui l'impossibilité qui existait
par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu'en soi-même, le
rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d'amitié.
Françoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand elle disait qu'il avait l'air
comme ça de ne pas dédaigner le peuple, mais que ce n'est pas vrai et qu'il n'y avait qu'à
le voir quand il était en colère après son cocher. Il était arrivé en effet quelquefois à
Robert de le gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins le sentiment
de la différence que de l'égalité entre les classes. «Mais, me dit-il en réponse aux
reproches que je lui faisais d'avoir traité un peu durement ce cocher, pourquoi
affecterais-je de lui parler poliment? N'est-il pas mon égal? N'est-il pas aussi près de moi
que mes oncles ou mes cousins? Vous avez l'air de trouver que je devrais le traiter avec
égards, comme un inférieur! Vous parlez comme un aristocrate», ajouta-t-il avec dédain.
En effet, s'il y avait une classe contre laquelle il eût de la prévention et de la partialité,
c'était l'aristocratie, et jusqu'à croire aussi difficilement à la supériorité d'un homme du
monde, qu'il croyait facilement à celle d'un homme du peuple. Comme je lui parlais de la
princesse de Luxembourg que j'avais rencontrée avec sa tante:
-- Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. C'est d'ailleurs un peu ma cousine.
Ayant un préjugé contre les gens qui le fréquentaient, il allait rarement dans le monde et
l'attitude méprisante ou hostile qu'il y prenait, augmentait encore chez tous ses proches
parents le chagrin de sa liaison avec une femme «de théâtre», liaison qu'ils accusaient de
lui être fatale et notamment d'avoir développé chez lui cet esprit de dénigrement, ce
mauvais esprit, de l'avoir «dévoyé», en attendant qu'il se «déclassât» complètement.
Aussi bien des hommes légers du faubourg Saint-Germain étaient-ils sans pitié quand ils
parlaient de la maîtresse de Robert. «Les grues font leur métier, disait-on, elles valent
autant que d'autres; mais celle-là, non! Nous ne lui pardonnerons pas! Elle a fait trop de
mal à quelqu'un que nous aimons.» Certes, il n'était pas le premier qui eût un fil à la patte.
Mais les autres s'amusaient en hommes du monde, continuaient à penser en hommes du
monde sur la politique, sur tout. Lui, sa famille le trouvait «aigri». Elle ne se rendait pas
compte que pour bien des jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes
d'esprit, rudes dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût, -- c'est bien souvent leur
maîtresse qui est leur vrai maître et les liaisons de ce genre la seule école morale où ils
soient initiés à une culture supérieure, où ils apprennent le prix des connaissances
désintéressées. Même dans le bas-peuple (qui au point de vue de la grossièreté ressemble
si souvent au grand monde), la femme, plus sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité
de certaines délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d'art que, ne les
comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait le plus désirable à
l'homme, l'argent, la situation. Or, qu'il s'agisse de la maîtresse d'un jeune clubman
comme Saint-Loup ou d'un jeune ouvrier (les électriciens par exemple comptent
aujourd'hui dans les rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle trop
d'admiration et de respect pour ne pas les étendre
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