Voyages | Page 6

Théodore Aynard

Ce n'était point un mensonge; on partait bien, en effet, pour le pays de
Tendre; car alors, si l'on ne lisait déjà plus l'Astrée d'Honoré d'Urfé et
les romans de Mlle de Scudéri, on en conservait encore les traditions.
Comme beaucoup de choses de ce monde, hélas! le postillon a disparu;
ce n'est plus sur son cheval, mais seulement sur la scène, qu'on pourra
voir encore le Postillon de Lonjumeau, quand l'Opéra-Comique sera
reconstruit, car lui aussi vient de disparaître dans un affreux désastre,
sans emporter cependant nos anciens souvenirs.
Les maîtres de poste ont fait comme le postillon; j'ai connu les deux
derniers de Paris et de Lyon, MM. Dailly et Mottard; tous deux
aimaient tant leurs chevaux qu'ils n'ont pas voulu s'en séparer.
C'est une affection que je comprends; car, si quelquefois ces rudes
serviteurs ont des caprices, et qui n'en a pas! souvent ils montrent leur
reconnaissance, en léchant la main qui les nourrit; et surtout jamais ils
ne disent du mal de vous. Il y a cependant des savants qui ne
connaissent ces nobles bêtes que sous le nom de moteurs animés.
Avez-vous jamais, lecteur, conduit à grandes guides un quadrige de
superbes normands ou de vigoureux Percherons?
Je pourrais, je crois, parier cent contre un, que cela ne vous est jamais
arrivé.
Avez-vous jamais dirigé une véritable locomotive?
Il y a encore moins de chances pour que vous me donniez une réponse
affirmative.

Eh bien! par extraordinaire et volontairement, je me suis trouvé dans
des circonstances qui m'ont permis de me livrer à ces deux exercices.
De 1841 à 1845, avant l'ouverture du chemin de fer du Nord, pour le
service de la navigation, j'allais plusieurs fois la semaine à Pontoise,
par la berline qui, en partant de Paris, traversait les Champs-Elysées.
Du conducteur je m'étais fait un ami, pour que cette liaison me mît en
rapport direct avec ses magnifiques gris-pommelés.
J'avais obtenu la faveur de me placer à côté de lui sur son siège, et tout
naturellement ses guides passaient souvent de ses mains dans les
miennes; car les hommes de travail perdent rarement une bonne
occasion qui se présente de se reposer.
Quelques années plus tard, en 1848, allant tous les jours de Paris à
Versailles, pour le chemin de fer de Rennes, je montais très souvent sur
la locomotive à côté du mécanicien, alors sans aucun abri, afin de
m'initier aux détails pratiques de son métier (car dans cette année
d'effervescence générale, les ingénieurs furent obligés plusieurs fois
d'assurer eux-mêmes le service). Souvent ma main novice maniait sous
ses yeux le régulateur, et la machine docile m'obéissait comme à son
véritable maître.
Vous me croirez sans peine si je vous dis que j'avais infiniment plus de
plaisir et d'émotions à contenir, exciter, entendre hennir et voir piaffer
les coursiers de mon Four in hand, qu'à entendre souffler, siffler et
grincer sous ma main la locomotive de Versailles R. G.
Pour conserver ce qu'ils appelaient leur cavalerie, en échange de leurs
brevets aristocratiques de Maîtres de Poste, MM. Dailly et Mottard, ont
obtenu à Paris et à Lyon des concessions d'omnibus qui sont remplacés
déjà par les tramways plus démocratiques encore.
Sic transit gloria mundi, qu'on peut traduire ainsi en s'inspirant de
Lamartine:
Ainsi tout change, ainsi tout passe, Ainsi nous-mêmes nous passons Sur

le railway qui prend la place De la poste et des postillons.
Tout ce que je viens de dire pourrait s'intituler: Exposé théorique de la
poste aux chevaux; la pratique souvent n'était pas aussi brillante.
Le mauvais état général des routes, surtout en hiver, leurs lacunes
nombreuses et le manque de ponts sur le plus grand nombre des rivières,
rendaient les voyages très difficiles.
Pour vous donner une idée vraie sur ce point des moeurs et usages du
vieux temps, je me propose de faire passer sous vos yeux, si mon livre
y est encore, quelques épisodes de mes voyages et de ceux de ma
famille, que j'ai retrouvés, partie dans mes souvenirs, partie dans des
manuscrits authentiques que j'ai eu la chance heureuse de rencontrer.
Cela fera l'objet des chapitres suivants.

CHAPITRE II
Qui contient des extraits authentiques du Journal de voyage en Italie et
Sicile d'Antoine-Henri Jordan, fils et petit-fils d'échevin, en 1787 et
1788, et quelques autres choses.
Au commencement du XVIIIe siècle vivait à Lyon Henri Jordan, fils
d'Abraham et petit-fils de Lantelme dont le testament est de 1611; ce
Jordan, premier du nom de Henri, était marié à Jeanne de Gérando.
Son fils, Henri Jordan l'aîné, qui fut échevin en 1779 et 1780, avait
épousé Magdeleine Briasson, fille de Charles-Claude Briasson, échevin
lui-même en 1757 et 1758.
M. Briasson était fabricant d'étoffes de soie; c'est une tradition de
famille qu'il avait mis quelques années pour faire sa fortune, toujours
avec les deux mêmes dessins:
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