Voyage au Centre de la Terre | Page 6

Jules Verne
son, absence me rendait fort triste, car, je puis l'avouer maintenant, la jolie Virlandaise et le neveu du professeur s'aimaient avec toute la patience et toute la tranquillité allemandes; nous nous étions fiancés à l'insu de mon oncle, trop géologue pour comprendre de pareils sentiments. Graüben était une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus, d'un caractère un peu grave, d'un esprit un peu sérieux; mais elle ne m'en aimait pas moins; pour mon compte, je l'adorais, si toutefois ce verbe existe dans la langue tudesque! L'image de ma petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde des réalités dans celui des chimères, dans celui des souvenirs.
Je revis la fidèle compagne de mes travaux et de mes plaisirs. Elle m'aidait à ranger chaque jour les précieuses pierres de mon oncle; elle les étiquetait avec moi. C'était une très forte minéralogiste que mademoiselle Graüben! Elle aimait à approfondir les questions ardues de la science. Que de douces heures nous avions passées à étudier ensemble, et combien j'enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu'elle maniait de ses charmantes mains.
Puis, l'instant de là récréation venue, nous sortions tous les deux; nous prenions par les allées touffues de l'Alsser, et nous nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronné qui fait si bon effet à l'extrémité du lac; chemin faisant, on causait en se tenant par la main; je lui racontais des choses dont elle riait de son mieux; on arrivait ainsi jusqu'au bord de l'Elbe, et, après avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands nénuphars blancs, nous revenions au quai par la barque à vapeur.
Or, j'en étais là de mon rêve, quand mon oncle, frappant la table du poing, me ramena violemment à la réalité.
?Voyons, dit-il, la première, idée qui doit se présenter à l'esprit pour brouiller les lettres d'une phrase, c'est, il me semble, d'écrire les mots verticalement au lieu de les tracer horizontalement.
--Tiens! pensai-je.
--Il faut voir ce que cela produit, Axel, jette une phrase quelconque sur ce bout de papier; mais, au lieu de disposer les lettres à la suite les unes des autres, mets-les successivement par colonnes verticales, de manière à les grouper en nombre de cinq ou six.?
Je compris ce dont il s'agissait, et immédiatement j'écrivis de haut en bas:
J m n e , b e e , t G e t' b m i r n a i a t a ! i e p e ü
?Bon, dit le professeur, sans avoir lu. Maintenant, dispose ces mots sur une ligne horizontale.
J'obéis, et j'obtins la phrase suivante:
Jmne,b ee,tGe t'bmirn aiata! iepeü
?Parfait! fit mon oncle en m'arrachant le papier des mains, voilà qui a déjà la physionomie du vieux document; les voyelles sont groupées ainsi que les consonnes dans le même désordre; il y a même des majuscules au milieu des mots, ainsi que des virgules, tout comme dans le parchemin de Saknussemm!?
Je ne puis m'empêcher de trouver ces remarques fort ingénieuses.
?Or, reprit mon oncle en s'adressant directement à moi, pour lire la phrase que tu viens d'écrire, et que je ne connais pas, il me suffira de prendre successivement la première lettre de chaque mot, puis la seconde, puis la troisième, ainsi de suite.
Et mon oncle, à son grand étonnement, et surtout au mien, lut:
Je t'aime bien, ma petite Graüben!
?Hein!? fit le professeur.
Oui, sans m'en douter, en amoureux maladroit, j'avais tracé cette phrase compromettante!
?Ah! tu aimes Graüben! reprit mon oncle d'un véritable ton de tuteur!
--Oui ... Non ... balbutiai-je!
--Ah! tu aimes Graüben, reprit-il machinalement. Eh bien, appliquons mon procédé au document en question!?
Mon oncle, retombé dans son absorbante contemplation, oubliait déjà mes imprudentes paroles. Je dis imprudentes, car la tête du savant ne pouvait comprendre les choses du coeur. Mais, heureusement, la grande affaire du document l'emporta.
Au moment de faire son expérience capitale, les yeux du professeur Lidenbrock lancèrent des éclairs à travers ses lunettes; ses doigts tremblèrent, lorsqu'il reprit le vieux parchemin; il était sérieusement ému. Enfin il toussa fortement, et d'une voix grave, appelant successivement la première lettre, puis la seconde de chaque mot; il me dicta la série suivante:
_mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek meretarcsilucoYsleffenSnI_
En finissant, je l'avouerai, j'étais émotionné, ces lettres, nommées une à une, ne m'avaient présenté aucun sens à l'esprit; j'attendais donc que le professeur laissat se dérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d'une magnifique latinité.
Mais, qui aurait pu le prévoir! Un violent coup de poing ébranla la table. L'encre rejaillit, la plume me sauta des mains.
?Ce n'est pas cela! s'écria mon oncle, cela n'a pas le sens commun!?
Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l'escalier comme une avalanche, il se précipita dans K?nig-strasse, et s'enfuit à toutes jambes.

IV
?Il est parti? s'écria Marthe en accourant au bruit de la porte de la rue qui, violemment refermée, venait d'ébranler la maison tout entière.
--Oui! répondis-je, complètement parti!
--Eh bien? et
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