Vie de Moliere | Page 8

Voltaire
dangers auxquels une
comédienne jeune et belle est exposée rendirent ce mariage
malheureux ; et Molière, tout philosophe qu'il était d'ailleurs, essuya
dans son domestique les dégoûts, les amertumes, et quelquefois les
ridicules qu'il avait si souvent joué sur le théâtre : tant il est vrai que les
hommes qui sont au-dessus des autres par les talents, s'en rapprochent
presque toujours par les faiblesses ; car pourquoi les talents nous
mettraient-ils au-dessus de l'humanité ?

La dernière pièce qu'il composa fut "le Malade imaginaire". Il y avait
quelque temps que sa poitrine était attaquée, et qu'il crachait
quelquefois du sang. Le jour de la troisième représentation, il se sentit
plus incommodé qu'auparavant : on lui conseilla de ne point jouer ;
mais il voulut faire un effort sur lui-même, et cet effort lui coûta la vie.
Il lui prit une convulsion en prononçant "juro", dans le divertissement
de la réception du malade imaginaire. On le rapporta mourant chez lui,
rue de Richelieu. Il fut assisté quelques moments par deux de ces
religieuses qui viennent quêter à Paris pendant le carême, et qu'il
logeait chez lui. Il mourut entre leurs bras, étouffé par le sang qui lui
sortait par la bouche, le 17 février 1673, âgé de cinquante-trois ans. Il
ne laissa qu'une fille, qui avait beaucoup d'esprit. Sa veuve épousa un
comédien nommé Guérin.
Le malheur qu'il avait eu de ne pouvoir mourir avec les secours de la
religion et la prévention contre la comédie déterminèrent Harlay de
Chanvalon, archevêque de Paris, si connu par ses intrigues galantes, à
refuser la sépulture à Molière. Le roi le regrettait ; et ce monarque, dont
il avait été le domestique et le pensionnaire, eut la bonté de prier
l'archevêque de Paris de le faire inhumer dans une église. Le curé de
Saint-Eustache, sa paroisse, ne voulut pas s'en charger. La populace,
qui ne connaissait dans Molière que le comédien, et qui ignorait qu'il
avait été un excellent auteur, un philosophe, un grand homme en son
genre, s'attroupa en foule à la porte de sa maison le jour du convoi : sa
veuve fut obligée de jeter de l'argent par les fenêtres ; et ces misérables,
qui auraient, sans savoir pourquoi, troublé l'enterrement,
accompagnèrent le corps avec respect.
La difficulté qu'on fit de lui donner la sépulture, et les injustices qu'il
avait essuyées pendant sa vie, engagèrent le fameux père Bouhours à
composer cette espèce d'épitaphe, qui, de toutes celles qu'on fit pour
Molière, est la seule qui mérite d'être rapportée, et la seule qui ne soit
pas dans cette fausse et mauvaise histoire qu'on a mise jusqu'ici
au-devant de ses ouvrages :
Tu réformas et la ville et la cour ; Mais quelle en fut la récompense ?
Les Français rougiront un jour De leur peu de reconnaissance. Il leur
fallut un comédien Qui mît à les polir sa gloire et son étude : Mais,
Molière, à ta gloire il ne manquerait rien, Si, parmi les défauts que tu
peignis si bien, Tu les avais repris de leur ingratitude.

Non seulement j'ai omis dans cette Vie de Molière les contes populaires
touchant Chapelle et ses amis ; mais je suis obligé de dire que ces
contes, adoptés par Grimarest, sont très faux. Le feu duc de Sully, le
dernier prince de Vendôme, l'abbé de Chaulieu, qui avaient beaucoup
vécu avec Chapelle, m'ont assuré que toutes ces historiettes ne
méritaient aucune créance.

FIN DE LA VIE DE MOLIERE.
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Notes [from 1890 edition]
----------- (1) Un autre Molière (François), sieur d'Essertines, publia en
1620 un roman en un vol.in-octavo, intitulé "La Semaine amoureuse".
----------- (2) Peut-être faut-il lire : "de du Parc, FILS d'un pâtissier," etc.
----------- (3) Mademoiselle du Croisy, fille du comédien du Croisy, et
femme de Paul Poisson, comédien, fils de Raimond Poisson. -----------

Fin de Project Gutenberg Etext Vie de Moliere, Voltaire[Jean-Baptiste
Poquelin]

Vie de Moliere [with accents]

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