Valentine | Page 2

George Sand
tour ruinée. C'est ce qu'on appelle un bourg dans le pays.
Rien n'égale le repos de ces campagnes ignorées. Là n'ont pénétré ni le luxe, ni les arts, ni la manie savante des recherches, ni le monstre à cent bras qu'on appelle industrie. Les révolutions s'y sont à peine fait sentir, et la dernière guerre dont le sol garde une imperceptible trace est celle des huguenots contre les catholiques; encore la tradition en est restée si incertaine et si pale que, si vous interrogiez les habitants, ils vous répondraient que ces choses se sont passées il y a au moins deux mille ans; car la principale vertu de cette race de cultivateurs, c'est l'insouciance en matière d'antiquités. Vous pouvez parcourir ses domaines, prier devant ses saints, boire à ses puits, sans jamais courir le risque d'entendre la chronique féodale obligée, ou la légende miraculeuse de rigueur. Le caractère grave et silencieux du paysan n'est pas un des moindres charmes de cette contrée. Rien ne l'étonne, rien ne l'attire. Votre présence fortuite dans son sentier ne lui fera pas même détourner la tête, et si vous lui demandez le chemin d'une ville ou d'une ferme, toute sa réponse consistera dans un sourire de complaisance, comme pour vous prouver qu'il n'est pas dupe de votre facétie. Le paysan du Berri ne con?oit pas qu'on marche sans bien savoir où l'on va. à peine son chien daignera-t-il aboyer après vous; ses enfants se cacheront derrière la haie pour échapper à vos regards ou à vos questions, et le plus petit d'entre eux, s'il n'a pu suivre ses frères en déroute, se laissera tomber de peur dans le fossé en criant de toutes ses forces. Mais la figure la plus impassible sera celle d'un grand boeuf blanc, doyen inévitable de tous les paturages, qui, vous regardant fixement du milieu du buisson, semblera tenir en respect toute la famille moins grave et moins bienveillante des taureaux effarouchés.
à part cette première froideur à l'abord de l'étranger, le laboureur de ce pays est bon et hospitalier, comme ses ombrages paisibles, comme ses prés aromatiques.
Une partie de terrain comprise entre deux petites rivières est particulièrement remarquable par les teintes vigoureuses et sombres de sa végétation, qui lui ont fait donner le nom de _Vallée-Noire_. Elle n'est peuplée que de chaumières éparses et de quelques fermes d'un bon revenu. Celle qu'on appelle Grangeneuve est fort considérable; mais la simplicité de son aspect n'offre rien qui altère celle du paysage. Une avenue d'érables y conduit, et, tout au pied des batiments rustiques, l'Indre, qui n'est dans cet endroit qu'un joli ruisseau, se promène doucement au milieu des joncs et des iris jaunes de la prairie.
Le 1er mai est pour les habitants de la Vallée-Noire un jour de déplacement et de fête. à l'extrémité du vallon, c'est-à-dire à deux lieues environ de la partie centrale où est situé Grangeneuve, se tient une de ces fêtes champêtres qui, en tous pays, attirent et réunissent tous les habitants des environs, depuis le sous-préfet du département jusqu'à la jolie grisette qui a plissé, la veille, le jabot administratif; depuis la noble chatelaine jusqu'au petit _patour_ (c'est le mot du pays) qui nourrit sa chèvre et son mouton aux dépens des haies seigneuriales. Tout cela mange sur l'herbe, danse sur l'herbe, avec plus ou moins d'appétit, plus ou moins de plaisir; tout cela vient pour se montrer en calèche ou sur un ane, en cornette ou en chapeau de paille d'Italie, en sabots de bois de peuplier ou en souliers de satin turc, en robe de soie ou en jupe de droguet. C'est un beau jour pour les jolies filles, un jour de haute et basse justice pour la beauté, quand, à la lumière inévitable du plein soleil, les graces un peu problématiques des salons sont appelées au concours vis-à-vis des fra?ches santés, des éclatantes jeunesses du village; alors que l'aréopage masculin est composé de juges de tout rang, et que les parties sont en présence au son du violon, à travers la poussière, sous le feu des regards. Bien des triomphes équitables, bien des réparations méritées, bien des jugements longtemps en litige, signalent dans les annales de la coquetterie le jour de la fête champêtre, et le 1er mai était là, comme partout, un grand sujet de rivalité secrète entre les dames de la ville voisine et les paysannes endimanchées de la Vallée-Noire.
Mais ce fut à Grangeneuve que s'organisa dès le matin le plus redoutable arsenal de cette séduction na?ve. C'était dans une grande chambre basse, éclairée par des croisées à petit vitrage; les murs étaient revêtus d'un panier assez éclatant de couleur, qui jurait avec les solives noircies du plafond, les portes en plein chêne et le bahut grossier. Dans ce local imparfaitement décoré, où d'assez beaux meubles modernes faisaient ressortir la rusticité classique
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 119
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.