Une vie | Page 9

Guy de Maupassant

ces lettres, en laissant tomber une larme dessus de temps en temps.

Jeanne, parfois, remplaçait Rosalie et promenait petite mère qui lui
racontait des souvenirs d'enfance. La jeune fille se retrouvait dans ces
histoires d'autrefois, s'étonnant de la similitude de leurs pensées, de la
parenté de leurs désirs; car chaque coeur s'imagine ainsi avoir tressailli
avant tout autre sous une foule de sensations qui ont fait battre ceux des
premières créatures et feront palpiter encore ceux des derniers hommes
et des dernières femmes.
Leur marche lente suivait la lenteur du récit que des oppressions,
parfois, interrompaient quelques secondes; et la pensée de Jeanne alors,
bondissant par-dessus les aventures commencées, s'élançait vers
l'avenir peuplé de joies, se roulait dans les espérances.
Un après-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond, elles
aperçurent tout à coup, au bout de l'allée, un gros prêtre qui s'en venait
vers elles.
Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quand il fut à
trois pas et s'écria:
-- Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous?
C'était le curé du pays.
Petite mère, née dans le siècle des philosophes, élevée par un père peu
croyant, aux jours de la Révolution, ne fréquentait guère l'église, bien
qu'elle aimât les prêtres par une sorte d'instinct religieux de femme.
Elle avait totalement oublié l'abbé Picot, son curé, et rougit en le voyant.
Elle s'excusa de n'avoir point prévenu sa démarche. Mais le bonhomme
n'en semblait point froissé; il regarda Jeanne, la complimenta sur sa
bonne mine, s'assit, mit son tricorne sur ses genoux et s'épongea le
front. Il était fort gros, fort rouge, et suait à flots. Il tirait de sa poche, à
tout instant, un énorme mouchoir à carreaux imbibé de transpiration, et
se le passait sur le visage et le cou; mais, à peine le linge humide était-il
rentré dans les profondeurs de sa robe que de nouvelles gouttes
poussaient sur sa peau, et, tombant sur la soutane rebondie au ventre,
fixaient en petites taches rondes la poussière volante des chemins.

Il était gai, vrai prêtre campagnard, tolérant, bavard et brave homme. Il
raconta des histoires, parla des gens du pays, ne sembla pas s'être
aperçu que ses deux paroissiennes n'étaient pas encore venues aux
offices, la baronne accordant son indolence avec sa foi confuse, et
Jeanne trop heureuse d'être délivrée du couvent où elle avait été repue
de cérémonies pieuses.
Le baron parut. Sa religion panthéiste le laissait indifférent aux dogmes.
Il fut aimable pour l'abbé qu'il connaissait de loin, et le retint à dîner.
Le prêtre sut plaire, grâce à cette astuce inconsciente que le maniement
des âmes donne aux hommes les plus médiocres appelés par le hasard
des événements, à exercer un pouvoir sur leurs semblables.
La baronne le choya, attirée peut-être par une de ces affinités qui
rapprochent les natures semblables, la figure sanguine et l'haleine
courte du gros homme plaisant à son obésité soufflante.
Vers le dessert il eut une verve de curé en goguette, ce laisser- aller
familier des fins de repas joyeuses.
Et, tout à coup, il s'écria comme si une idée heureuse lui eût traversé
l'esprit:
-- Mais j'ai un nouveau paroissien qu'il faut que je vous présente, M. le
vicomte de Lamare!
La baronne, qui connaissait sur le bout du doigt tout l'armorial de la
province, demanda:
-- Est-il de la famille de Lamare de l'Eure?
Le prêtre s'inclina:
-- Oui, madame, c'est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l'an
dernier.
Alors, Mme Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une
foule de questions, et apprit que, les dettes du père payées, le jeune

homme, ayant vendu son château de famille, s'était organisé un petit
pied-à-terre dans une des trois fermes qu'il possédait dans la commune
d'Étouvent. Ces biens représentaient en tout cinq à six mille livres de
rente; mais le vicomte était d'humeur économe et sage, et comptait
vivre simplement, pendant deux ou trois ans, dans ce modeste pavillon,
afin d'amasser de quoi faire bonne figure dans le monde, pour se marier
avec avantage sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.
Le curé ajouta:
-- C'est un bien charmant garçon; et si rangé, si paisible. Mais il ne
s'amuse guère dans le pays.
Le baron dit:
-- Amenez-le chez nous, monsieur l'abbé, cela pourra le distraire de
temps en temps.
Et on parla d'autre chose.
Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, le prêtre
demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l'habitude
d'un peu d'exercice après ses repas. Le baron l'accompagna. Ils se
promenaient lentement tout le long de la façade blanche du château
pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l'une maigre, l'autre
ronde et coiffée d'un champignon, allaient et venaient tantôt devant eux,
tantôt derrière eux, selon qu'ils marchaient vers
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