la plage, à regarder. Des voiles, blanches
comme des ailes d'oiseaux, passaient au large. À droite comme à
gauche, la falaise énorme se dressait. Une sorte de cap arrêtait le regard
d'un côté, tandis que, de l'autre, la ligne des côtes se prolongeait
indéfiniment jusqu'à n'être plus qu'un trait insaisissable.
Un port et des maisons apparaissaient dans une de ces déchirures
prochaines; et de tous petits flots, qui faisaient à la mer une frange
d'écume, roulaient sur le galet avec un bruit léger.
Les barques du pays, halées sur la pente de cailloux ronds, reposaient
sur le flanc, tendant au soleil leurs joues rondes vernies de goudron.
Quelques pêcheurs les préparaient pour la marée du soir.
Un matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanne acheta une
barbue qu'elle voulait rapporter elle-même aux Peuples.
Alors l'homme proposa ses services pour des promenades en mer,
répétant son nom coup sur coup afin de le faire bien entrer dans les
mémoires: «Lastique, Joséphin Lastique.»
Le baron promit de ne pas l'oublier.
Ils reprirent le chemin du château.
Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans les ouïes la
canne de son père, dont chacun d'eux prit un bout; et ils allaient
gaiement en remontant la côte, bavardant comme deux enfants, le front
au vent et les yeux brillants, tandis que la barbue, qui lassait peu à peu
leurs bras, balayait l'herbe de sa queue grasse.
-- II --
Une vie charmante et libre commença pour Jeanne. Elle lisait, rêvait et
vagabondait, toute seule, aux environs. Elle errait à pas lents le long
des routes, l'esprit parti dans les rêves; ou bien, elle descendait, en
gambadant, les petites vallées tortueuses, dont les deux croupes
portaient, comme une chape d'or, une toison de fleurs d'ajoncs. Leur
odeur forte et douce, exaspérée par la chaleur, la grisait à la façon d'un
vin parfumé; et, au bruit lointain des vagues roulant sur une plage, une
houle berçait son esprit.
Une mollesse, parfois, la faisait s'étendre sur l'herbe drue d'une pente;
et parfois, lorsqu'elle apercevait tout à coup, au détour du val, dans un
entonnoir de gazon, un triangle de mer bleue étincelante au soleil, avec
une voile à l'horizon, il lui venait des joies désordonnées, comme à
l'approche mystérieuse de bonheurs planant sur elle.
Un amour de la solitude l'envahissait dans la douceur de ce frais pays et
dans le calme des horizons arrondis, et elle restait si longtemps assise
sur le sommet des collines que des petits lapins sauvages passaient en
bondissant à ses pieds.
Elle se mettait souvent à courir sur la falaise, fouettée par l'air léger des
côtes, toute vibrante d'une jouissance exquise à se mouvoir sans fatigue,
comme les poissons dans l'eau ou les hirondelles dans l'air.
Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en terre,
de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'à la mort. Il lui semblait
qu'elle jetait un peu de son coeur à tous les plis de ces vallons.
Elle se mit à prendre des bains avec passion. Elle nageait à perte de vue,
étant forte et hardie, et sans conscience du danger. Elle se sentait bien
dans cette eau froide, limpide et bleue, qui la portait en la balançant.
Lorsqu'elle était loin du rivage, elle se mettait sur le dos, les bras
croisés sur sa poitrine, les yeux perdus dans l'azur profond du ciel que
traversait vite un vol d'hirondelle, ou la silhouette blanche d'un oiseau
de mer. On n'entendait plus aucun bruit que le murmure éloigné du flot
contre le galet et une vague rumeur de la terre glissant encore sur les
ondulations des vagues, mais confuse, presque insaisissable. Et puis,
Jeanne se redressait et, dans un affolement de joie, poussait des cris
aigus en battant l'eau de ses deux mains.
Quelquefois, quand elle s'aventurait trop loin, une barque venait la
chercher.
Elle rentrait au château, pâle de faim, mais légère, alerte, du sourire à la
lèvre et du bonheur plein les yeux.
Le baron, de son côté, méditait de grandes entreprises agricoles; il
voulait faire des essais, organiser le progrès, expérimenter des
instruments nouveaux, acclimater des races étrangères; et il passait une
partie de ses journées en conversation avec les paysans qui hochaient la
tête, incrédules à ses tentatives.
Souvent aussi, il allait en mer avec les matelots d'Yport. Quand il eut
visité les grottes, les fontaines et les aiguilles des environs, il voulut
pêcher comme un simple marin.
Dans les jours de brise, lorsque la voile pleine de vent fait courir sur le
dos des vagues la coque joufflue des barques, et que, par chaque bord,
traîne jusqu'au fond de la mer la grande ligne fuyante que poursuivent
les hordes de maquereaux, il tenait dans sa main tremblante d'anxiété la
petite corde qu'on sent vibrer sitôt qu'un poisson pris se
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.