tout son corps.
Elle avait des crispations dans les jambes, une fièvre qui grandissait.
Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa longue chemise qui lui
donnait l'aspect d'un fantôme, elle traversa la mare de lumière répandue
sur son plancher, ouvrit sa fenêtre et regarda.
La nuit était si claire qu'on y voyait comme en plein jour; et la jeune
fille reconnaissait tout ce pays, aimé jadis dans sa première enfance.
C'était d'abord, en face d'elle, un large gazon, jaune comme du beurre
sous la lumière nocturne. Deux arbres géants se dressaient aux pointes,
devant le château, un platane au nord, un tilleul au sud.
Tout au bout de la grande étendue d'herbe, un petit bois en bosquet
terminait ce domaine, garanti des ouragans du large par cinq rangs
d'ormes antiques, tordus, rasés, rongés, taillés en pente comme un toit
par le vent de mer toujours déchaîné.
Cette espèce de parc était borné, à droite et à gauche, par deux longues
avenues de peupliers démesurés, appelés peuples en Normandie, qui
séparaient la résidence des maîtres des deux fermes y attenant,
occupées, l'une par la famille Couillard, l'autre par la famille Martin.
Ces peuples avaient donné leur nom au château. Au-delà de cet enclos,
s'étendait une vaste plaine inculte, semée d'ajoncs, où la brise sifflait et
galopait jour et nuit. Puis, soudain, la côte s'abattait en une falaise de
cent mètres, droite et blanche, baignant son pied dans les vagues.
Jeanne regardait au loin la longue surface moirée des flots qui
semblaient dormir sous les étoiles.
Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se
répandaient. Un jasmin, grimpé autour des fenêtres d'en bas, exhalait
continuellement son haleine pénétrante qui se mêlait à l'odeur, plus
légère, des feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les
saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs.
La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer; et le repos de la
campagne la calma comme un bain frais.
Toutes les bêtes qui s'éveillent quand vient le soir et cachent leur
existence obscure dans la tranquillité des nuits, emplissaient les
demi-ténèbres d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux, qui ne
criaient point, fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres;
des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille; des
courses muettes traversaient l'herbe pleine de rosée ou le sable des
chemins déserts.
Seuls quelques crapauds mélancoliques poussaient vers la lune leur
note courte et monotone.
Il semblait à Jeanne que son coeur s'élargissait, plein de murmures
comme cette soirée claire, fourmillant soudain de mille désirs rôdeurs,
pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement l'entourait. Une
affinité l'unissait à cette poésie vivante; et dans la molle blancheur de la
nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs
insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur.
Et elle se mit à rêver d'amour.
L'amour! Il l'emplissait depuis deux années de l'anxiété croissante de
son approche. Maintenant elle était libre d'aimer; elle n'avait plus qu'à
le rencontrer, lui!
Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait
même pas. Il serait lui, voilà tout.
Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son âme et qu'il la
chérirait de toute sa force. Ils se promèneraient par les soirs pareils à
celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des étoiles. Ils iraient, les
mains dans les mains, serrés l'un contre l'autre, entendant battre leurs
coeurs, sentant la chaleur de leurs épaules, mêlant leur amour à la
simplicité suave des nuits d'été, tellement unis qu'ils pénétreraient
aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'à leurs plus
secrètes pensées.
Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d'une affection
indescriptible.
Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait là, contre elle; et brusquement
un vague frisson de sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra
ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement inconscient, comme pour
étreindre son rêve; et, sur sa lèvre tendue vers l'inconnu, quelque chose
passa qui la fit presque défaillir, comme si l'haleine du printemps lui
eût donné un baiser d'amour.
Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route, elle entendit
marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée, dans un
transport de foi à l'impossible, aux hasards providentiels, aux
pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle
pensa: «Si c'était lui?» Elle écoutait anxieusement le pas rythmé du
marcheur, sûre qu'il allait s'arrêter à la grille pour demander
l'hospitalité.
Lorsqu'il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception.
Mais elle comprit l'exaltation de son espoir et sourit à sa démence.
Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d'une
rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l'avenir, échafaudant son
existence.
Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominait la mer.
Elle aurait sans
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