surnaturelles amenaient donc sur ma route ce revenant d'outre-tombe? Pourquoi, comment, et depuis quand Laverdière était-il là? Encore aujourd'hui ma mémoire ne donne à ces questions rétrospectives que de flottantes et tardives réponses. Par contre, ce dont je me souviens parfaitement est qu'il m'apparut si brusquement et me reconnut si vite, que, dans la joie première de notre mutuelle surprise, cette pensée de lui demander d'où il venait me manqua absolument.
Ce mot joie en étonnera plusieurs. Et cependant, je le dis sans vantardise, l'idée même d'avoir peur ne me vint pas, non par excès de courage, mais pour cette autre raison non moins singulière et rare que j'oubliai de me rappeler... que Laverdière était mort! Je n'ai pas encore eu de pire distraction.
La présence quotidienne de sa photographie, la lecture de ses oeuvres, l'habitude constante de les étudier, une discussion historique toute récente, où l'on avait longtemps et bien parlé de lui, m'avaient sans doute, et à mon insu, préparé doucement à cette rencontre, terrifiante é tous égards, mais qui, dans l'état actuel de mon esprit, me parut alors aussi naturelle que fortuite. Comme les organes corporels, les facultés de l'ame ont leurs torpeurs; torpeurs partielles et temporaires, si l'on veut, de la capricieuse mémoire, mais suffisantes cependant, et de mesure à expliquer autant qu'à produire ce bizarre phénomène cérébral.
Rien de fantastique d'ailleurs ne trahissait la présence du revenant chez le prêtre archéologue: ni le vêtement flottant sur la charpente du squelette, ni la démarche solennelle de silence glacial eu de sinistre gravité, ni l'accent sépulcral de la voix creuse, ni la paleur jaunatre du visage. Le vent ne faisait pas osciller son fant?me et les lumières oranges du gaz, ou les rayons bleu-acier des lampes électriques n'en traversaient pas le spectre à la manière du jour pénétrant une vitre, mais projetaient, au contraire sur la blancheur immaculée de la neige, l'ombre intense de son corps palpable.
Devinez d'où je viens? me dit-il
Je lui avouai que je ne devenais pas du tout.
Je suis allé à Sillery, voir le monument que les citoyens de cette localité ont élevé à la mémoire du fondateur de leur paroisse[9] et au premier missionnaire[10] de la Nouvelle-France.[11]
Puis Laverdière me raconta le détail attachant de cette découverte historique dont il avait partagé l'honneur avec son frère d'études et de sacerdoce, l'abbé Raymond Casgrain.
De celle-ci il passa à une autre, puis à une autre, et de cette autre à une quatrième, toujours en remontant à travers les dates,--de Br?lart de Sillery, Commandeur de l'Ordre de Malte, au Chevalier de St. Jean de Jérusalem Charles Huault de Montmagny;--de Montmagny, à Brasdefer de Chasteaufort[12];--de Chasteaufort, à Samuel de Champlain; de Champlain, à M. De Monts;--de M. De Monts, à M. De Chates;--De M. de Chates, à Chauvin;--de Chauvin, au marquis de la Roche;--du Marquis de la Roche, à Roberval;--de Roberval, à Jacques Cartier;--de Jacques Cartier au florentin Jean Verrazzano.
[Note 9: No?l Br?lart de Sillery, fondateur de la résidence de Saint Joseph. Il a donné son nom à la paroisse actuelle de Sillery.]
[Note 10: Ennemond Massé, premier missionnaire jésuite au Canada.]
[Note 11: Ce fut à son voyage de 1524, que Jean Verrazzano, florentin au service de Fran?ois Ier, prit possession du Canada au nom du Roi et lui donna, le premier, le nom de Nouvelle France.--Relation abrégée de quelques missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle France par Bressani--annotée par le Père Martin.--Appendice, page 295.]
[Note 12: Marc Antoine Brasdefer de Chasteaufort, administrateur jusqu'au 11 Juin 1636.]
Aux clartés rayonnantes de cette intelligence d'élite, ces grands personnages de l'histoire Canadienne Primitive apparaissaient comme des acteurs rentrés tout à coup en scène et jouant, sur le théatre même de leurs fameux exploits, les premiers r?les comme les premiers actes de notre héro?que épopée. Seulement, ils avaient tous la voix, l'harmonieuse voix de Laverdière; ce qui, selon moi, ne gatait en rien l'expression de leurs sentiments les plus nobles et de leurs plus fières pensées.
Contraste étonnant! Plus l'évènement était vieux, plus il s'en allait à la dérive, au recul de cette irrésistible entra?nement que nous appelons le passé--l'irrévocable Passé--et mieux la vaillante mémoire de l'archéologue historien l'arrêtait dans sa fuite lointaine, le fixait éclatant de sa propre lumière, le rajeunissait d'actualité, le sculptait, enfin en reliefs inoubliables sur l'épaisseur des ses propres ténèbres.
Laverdière s'arrêtait longuement, avec une complaisance d'artiste, à regarder ainsi passer devant lui les plus humbles figurants de notre belle patrie. Il les faisait à plaisir défiler sous mon regard en une procession interminable.
Ce ne sont que des figurants, me disait-il mais mon cher, quels figurants! Que serait devenue sans eux l'action même des premiers r?les? Qui l'aurait appuyée dans l'histoire, non pas cinq actes durant, comme au théatre, mais pendant toute une vie d'homme? Qui l'aurait maintenue cent cinquante ans, solennelle et dramatique, au prix de silencieux dt
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