Un hiver à Majorque | Page 5

George Sand
diverses expositions. L'été est br?lant dans toute la plaine; mais la cha?ne de montagnes qui s'étend du nord-est au sud-ouest (indiquant par cette direction son identité avec les territoires de l'Afrique et de l'Espagne, dont les points les plus rapprochés affectent cette inclinaison et correspondent à ses angles les plus saillants) influe beaucoup sur la température de l'hiver. Ainsi Miguel de Vargas rapporte qu'en rade de Palma, durant le terrible hiver de 1784, le thermomètre de Réaumur se trouva une seule fois à 6 degrés au-dessus de glace dans un jour de janvier; que d'autres jours il monta à 16, et que le plus souvent il se maintint à 11.--Or, cette température fut à peu près celle que nous e?mes dans un hiver ordinaire sur la montagne de Valdemosa, qui est réputée une des plus froides régions de l'?le. Dans les nuits les plus rigoureuses, et lorsque nous avions deux pouces de neige, le thermomètre n'était qu'à 6 ou 7 degrés. A huit heures du matin, il était remonté à 9 ou 10, et à midi il s'élevait à 12 ou 14. Ordinairement, vers trois heures, c'est-à-dire après que le soleil était couché pour nous derrière les pics de montagnes qui nous entouraient, le thermomètre redescendait subitement à 9 et même à 8 degrés.
Les vents du nord y soufflent souvent avec fureur, et, dans certaines années, les pluies d'hiver tombent avec une abondance et une continuité dont nous n'avons en France aucune idée. En général, le climat est sain et généreux dans toute la partie méridionale qui s'abaisse vers l'Afrique, et que préservent de ces furieuses bourrasques du nord la Cordillère médiane et l'escarpement considérable des c?tes septentrionales. Ainsi, le plan général de l'?le est une surface inclinée du nord-ouest au sud-est, et la navigation, à peu près impossible au nord à cause des déchirures et des précipices de la c?te, _escarpada y horrorosa, sin abrigo ni resguardo_ (Miguel de Vargas), est facile et s?re au midi.
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Malgré ses ouragans et ses aspérités, Majorque, à bon droit nommée par les anciens l'?le dorée; est extrêmement fertile, et ses produits sont d'une qualité exquise. Le froment y est si pur et si beau, que les habitants l'exportent, et qu'on s'en sert exclusivement à Barcelone pour faire la patisserie blanche et légère, appelée pan de Mallorca. Les Majorquins font venir de Galice et de Biscaye un blé plus grossier et à plus bas prix, dont ils se nourrissent; ce qui fait que, dans le pays le plus riche en blé excellent, on mange du pain détestable. J'ignore si cette spéculation leur est fort avantageuse.
Dans nos provinces du centre, où l'agriculture est le plus arriérée, l'usage du cultivateur ne prouve rien autre chose que son obstination et son ignorance. A plus forte raison en est-il ainsi à Majorque, où l'agriculture, bien que fort minutieusement soignée, est à l'état d'enfance. Nulle part je n'ai vu travailler la terre si patiemment et si mollement. Les machines les plus simples sont inconnues; les bras de l'homme, bras fort maigres et fort débiles, comparativement aux n?tres, suffisent à tout, mais avec une lenteur inou?e. Il faut une demi-journée, pour bêcher moins de terre qu'on n'en expédierait chez nous en deux heures, et il faut cinq ou six hommes des plus robustes pour remuer un fardeau que le moindre de nos portefaix enlèverait gaiement sur ses épaules.
Malgré cette nonchalance, tout est cultivé, et en apparence bien cultivé à Majorque. Ces insulaires ne connaissent point, dit-on, la misère; mais au milieu de tous les trésors de la nature, et sous le plus beau ciel, leur vie est plus rude et plus tristement sobre que celle de nos paysans.
Les voyageurs ont coutume de faire des phrases sur le bonheur de ces peuples méridionaux, dont les figures et les costumes pittoresques leur apparaissent le dimanche aux rayons du soleil, et dont ils prennent l'absence d'idées et le manque de prévoyance pour l'idéale sérénité de la vie champêtre. C est une erreur que j'ai souvent commise moi-même, mais dont je suis bien revenu, surtout depuis que j'ai vu Majorque.
Il n'y a rien de si triste et de si pauvre au monde que ce paysan qui ne sait que prier, chanter, travailler, et qui ne pense jamais. Sa prière est une formule stupide qui ne présente aucun sens à son esprit; son travail est une opération des muscles qu'aucun effort de son intelligence ne lui enseigne à simplifier, et son chant est l'expression de cette morne mélancolie qui l'accable à son insu, et dont la poésie nous frappe sans se révéler à lui. N'était la vanité qui l'éveille de temps en temps de sa torpeur pour le pousser à la danse, ses jours de fête seraient consacrés au sommeil.
Mais je m'échappe déjà hors du cadre que je me suis tracé.
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